─ Tu sucerais les tétons d'une meuf, toi ?
─ Putain... soupire Ilyès.
─ Quoi ? C'est une question.
─ Elle est haram, ta question.
─ Réponds, insiste Don.
Le regard d'Ilyès se perd sur le parvis de la gare. L'esplanade miroite les rayons du soleil. Ils ont déniché un banc à l'ombre d'un érable sycomore pour ne pas fondre dans la chaleur ardente de juillet. Pas un pet de vent à l'horizon. Le cagnard devient plus insupportable chaque seconde. Il n'est même pas 10 heures. Le silence d'Ilyès s'éternisant, Don doit croire que son ami pèse les pour et les contre. En réalité, Ilyès a déjà oublié le début de la conversation. Il fixe la voie ferrée, au loin, attend qu'un train y apparaisse, se demande ce qu'il fera à partir de là.
─ Alors ?
─ Non, répond enfin Ilyès.
─ Sérieux ? Moi, je le fais di-rect. Qu'elle m'allaite. Donnez moi des protéines.
Ilyès grimace, amusé et dégoûté à la fois.
─ T'as trop la dalle, toi. Faut que tu baises, c'est plus possible.
─ C'est pas faute d'essayer !
─ Cet été, on va s'arranger, t'inquiète.
Sitôt qu'il prononce ces mots, Ilyès se dit qu'il vient de faire une promesse impossible. Aucune fille ne voudra jamais de Don, il a pratiquement un sticker « en rut » collé sur le front. Dès qu'il approche un membre de la gent féminine à moins de dix mètres, ses phéromones se répandent à un kilomètre à la ronde. Ilyès a perdu espoir avec Don. Le type ne changera pas.
Don sort une canette de boisson énergisante de son sac. Quand il l'ouvre, le pshiiiit chuinte dans le silence lourd. Il boit comme un goret, le liquide s'échappe de sa bouche, macule son tee-shirt. Don s'essuie les lèvres avec son poignet, avant de tendre la canette à Ilyès pour lui en proposer une gorgée. L'adolescent refuse d'un signe de tête, il pense au sucre collant sur les poils du bras de Don. Il regarde son téléphone, 9 heures 47. Le train entrera en gare à 9 heures 54.
Don termine la canette. Il rote et écrase l'aluminium dans son poing.
─ Bon, il fout quoi ? se plaint-il.
─ C'est pas lui qui conduit le train, lui rappelle Ilyès.
Un silence s'immisce entre les deux garçons. Les genoux de Don battent un rythme effréné. Ce n'est même pas la boisson énergisante qui le met dans cet état, il est toujours ainsi. Hyperactif, impatient, il donne l'impression d'avoir une fanfare qui joue dans son esprit chaque seconde de sa vie. Don ne se fatigue jamais, Ilyès se trouve obligé de l'être pour deux.
─ Et des orteils ? Tu sucerais les orteils d'une meuf ?
Ilyès ne répond pas.
─ Moi, je sais pas. Si c'est son truc, à la meuf, pourquoi pas. Mais faudra qu'elle en ait des beaux. Si elle a des champignons, c'est mort !
─ Eh bah ? le taquine Ilyès. Des orteils à la truffe, ça te dit pas ? Il suffit qu'elle soit un peu adroite et puis... tu sais... une petite branlette aux cèpes.
Don mime un haut-le-cœur. Il fait semblant d'être dégoûté, mais Ilyès est persuadé que devant les faits, il n'y rechignerait même pas. Ce mec a faim de sexe. Nouveau blanc. Don tapote le bois du banc du bout des doigts. D'un coup, comme sur ressorts, il se lève et saute pour essayer d'attraper les feuilles de l'arbre. Sans succès, Don n'a pas la détente de basketteur d'Ilyès. Il réessaie jusqu'à s'épuiser. Quand il se rassoit, il reste quatre minutes avant l'arrivée de train.
─ Ça fait combien de temps qu'on n'a pas vu Jérémie ? demande Don. Quatre mois ?
─ Six. Il est parti après le bac blanc de janvier.
─ Un gars de ma classe dit que ses parents l'ont envoyé en thérapie de conversion.
Ilyès lève un sourcil, interloqué.
─ En thérapie de conversion ?
─ Ouais, tu sais, les trucs pour que les gays deviennent hétéros.
─ Jérémie n'est pas gay.
─ Évidemment, il sort d'une thérapie de conversion.
Ilyès secoue la tête d'un air réprobateur. Personne ne sait pourquoi Jérémie a disparu de la circulation du jour au lendemain. Un soir, en attendant le bus, ils discutent de l'épreuve blanche de français qu'ils viennent de passer, le lendemain matin, leur professeur principal annonce que Jérémie ne sera pas là pendant trois semaines. Il n'est jamais revenu. Derrière lui, il a laissé son titre de premier de la classe, son équipe de relais en championnat national et ses centaines d'amis.
Tout le monde aime Jérémie : les profs, les adultes, les personnes âgées, les enfants et tous les élèves du lycée. Les filles de seconde veulent sortir avec lui, les garçons de terminale traînent à ses côtés en espérant récupérer les filles de seconde qu'il a rembarrées. Tout le monde aime Jérémie. Ilyès le connaît depuis septembre, quand il a débarqué dans sa classe après s'être fait expulsé de son ancien lycée. C'est une longue histoire.
Ce n'est pas comme si Jérémie avait disparu pour de bon. Il a toujours été là, en ville, chez lui. Il a posté sur les réseaux sociaux et a répondu aux messages – du moins, ceux qui n'étaient pas indiscrets. Ilyès n'a pas pris de ses nouvelles. Trop occupé. Le bac de français, les cours de soutien, le baby-sitting de ses frères et sœurs. Il aurait peut-être dû. Enfin, bon, quand Don l'a invité à passer des vacances à la mer, Jérémie a accepté. Ilyès avait déjà dit oui quand il a appris la nouvelle. Non pas qu'il aurait dit non dans le cas inverse ! Enfin... peut-être.
─ Il est peut-être allé en taule, propose Don.
Ilyès tue son élan dans l'œuf.
─ Il n'est pas allé en taule.
─ Comment tu le sais ? Tu as visité toutes les prisons de France pour vérifier qu'il n'y était pas ?
─ Oui.
C'est comme ça avec Don, il ne faut pas hésiter à lui balancer des absurdités. Il gobe tout tellement il a la dalle.
─ Tu mens.
─ Prouve-le, réclame Ilyès.
La réplique a le mérite de rabattre le claquet de Don. Ce dernier lève les yeux sur l'arbre au-dessus de leurs têtes. À voix basse, Don commence à compter les feuilles qu'il voit. Il s'arrête à douze.
─ Sérieusement, relance Don. Tu penses qu'il lui est arrivé quoi ?
─ J'en sais rien. Je ne le connais même pas. J'ai mangé trois fois à la cantine avec lui.
─ Quand ?
Ilyès fronce les sourcils.
─ Hein ?
─ C'était quand, les trois fois ?
─ Je sais plus !
Don s'intéresse aux détails insignifiants des conversations. Ilyès a dit ça comme ça. C'est sûrement faux, il ne se souvient même pas avoir un jour mangé à la cantine avec Jérémie. Pour autant, Ilyès a une petite idée de ce qui est arrivé à son camarade de classe. Il ne le révélera pas à Don. Il le gardera pour lui, à jamais.
Le paysage s'anime dans la torpeur de l'été quand, au loin, un TGV pointe le bout de son nez. Ilyès regarde son téléphone. 9 heures 53. Don est déjà parti, il a couru jusqu'à l'entrée de la gare.
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Chaud
Fiksi RemajaSur la côte de lumière, un village de pêcheurs est le théâtre des émois de la jeunesse et de l'éveil des sens. Don et Ilyès n'ont pas revu Jérémie depuis qu'il a mystérieusement arrêté de venir au lycée. Le trio se retrouve pour la première fois pen...