Chapitre 1

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     Elle n'avait pas passé les portes du village que toute une meute était déjà à ses trousses. En tête, courait son propre père, probablement le plus acharné de ses poursuivants, ensuite venait sa mère et tous ses frères et sœurs. Ils avaient tous adopté leur forme animale : loup, chien, ours ou blaireau. Pard elle, disposait d'un avantage non négligeable : elle pouvait, à sa guise, sélectionner la forme qui lui convenait le mieux. C'est donc en léopard qu'elle les distança d'abord, puis quand l'écart fut creusé, en antilope pour poursuivre sa course sans s'épuiser. S'ils la rattrapaient, elle ne donnait pas cher de sa peau. Son talent pour changer de forme était justement ce qui lui valait la haine des siens aujourd'hui.

Les gens comme elle n'étaient pas censés exister. Adopter plus d'une forme animale était contre-nature pour les métamorphes. Chacun trouvait son animal totem au cours de son enfance et y restait fidèle jusqu'à la fin de ses jours. Pard avait vite compris que ses capacités allaient bien au-delà de la norme. La transformation demandait beaucoup d'efforts et un peu de temps à ses frères. Elle changeait de forme de manière instantanée, sans même y penser. Elle n'avait pas vraiment d'animal totem puisqu'elle pouvait tous les imiter, mais pour garder son secret et préserver son existence, elle était aux yeux de tous un chat...

"Un mignon chaton" comme on le disait chez elle, la plaignant un peu d'être aussi faible. Effectivement, elle ne semblait guère impressionnante dans sa peau de petit félin. Stoïquement, elle écoutait les moqueries, les mots un brin méprisants sur ses talents, écartant juste d'un coup de griffes les mains des audacieux qui voulaient la gratouiller derrière les oreilles. Elle trouvait même quelques avantages à être un chat. On lui laissait la meilleure place au coin du feu et elle pouvait admirer le paysage depuis les toitures où personne ne s'étonnait de la voir.

La vie lui était douce, même au sein de son clan plutôt rude. Là où les petits humains étaient choyés et protégés, les jeunes métamorphes devaient apprendre à se débrouiller seuls pour se nourrir et on n'hésitait pas à les laisser au beau milieu de la forêt, livrés à eux-mêmes. Pard jouait le jeu. Elle chassait de petites proies, oiseaux, souris, sous les yeux des adultes qu'elle devinait embusqués dans les buissons. Dès qu'ils tournaient le dos, elle filait ventre à terre vers un village d'hommes où elle avait ses habitudes. Elle montait sur le rebord de la fenêtre d'une maisonnette un peu isolée et grattait le volet. Une vieille femme venait lui ouvrir et la laissait entrer.

Elle était un peu chez elle ici. Cette vieille, c'était "sa" vieille. Une gentille grand-mère qui lui avait installé un coussin moelleux devant la cheminée. Une écuelle de poisson, de lait ou de viande l'attendait, selon ce que la pauvre femme avait pu se procurer dans la journée. En échange, Pard l'autorisait elle et elle seule, à lui prodiguer des caresses quand elle venait se lover sur ses maigres cuisses. Consciente du privilège octroyé, la vieille lui murmurait des mots doux et des compliments dont la jeune métamorphe était plus avide. Au petit matin, elle se postait devant la porte et la vieille la laissait sortir et retourner près des siens.

Telle était sa vie et Pard n'aurait jamais songé à en changer si le destin ne s'en était chargé pour elle. Enfant, on la laissait relativement libre et tranquille, mais l'adolescence vint bouleverser les choses. Comme toutes les filles de son âge, elle vit son corps changer, quelques formes apparaître et surtout, des regards malsains se poser sur elle. Ce n'était pas seulement les garçons de son âge qui lui tournaient autour. Ceux-là, elle n'avait aucun mal à les repousser. Non, celui qui l'inquiétait était surnommé "le taureau", terrible bison sous sa forme animale. Son véritable nom était Aldébaran. Il comptait une dizaine d'années de plus que la jeune fille qu'il couvait de regards jaloux et qu'il suivait comme son ombre, attendant le moment propice pour la coincer dans un endroit isolé.

PardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant