Chapitre 12

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Je me débats, pouvant enfin bouger. Tous mes sens en alerte. Mon poing frappe une surface dure. Un choc de douleur remonte jusqu'à mon épaule. J'ouvre les yeux. D'un coup sec je me lève. Le sol tangue sous mes pieds. J'ai la peau moite et le cœur battant la chamade.

Je ne cherche pas à comprendre ce que mes sens perçoivent. Je suis obnubilé par ma petite sœur. Ma petite sœur que je dois protéger ! Il le faut, c'est vital... La panique menace de me submerger. Toutefois je suis entouré de noirceur. Je n'aperçois rien. Mais j'entends encore le vent courir entre les feuilles. Je sens l'odeur de la boue et du sang qui refusent de me lâcher la gorge. Et à chaque fois que je cligne des yeux, j'aperçois ma petite sœur me suppliant de la sauver, ou alors de faire vite.

Cependant rien de cela ne m'entoure : je ne suis pas dans l'arène. Il n'y a pas de forêt. Pas de tempête grondante. Mon père n'est pas là et Aislynn non plus.

Le désespoir se resserre autour de ma poitrine et ma perception de la réalité se fissure.

Je ferme les yeux et me laisse envahir par mes sensations. Le sol bouge mais instinctivement j'ai fléchi les genoux prêts au combat. Cette position me stabilise malgré les remous. Un son continu provient de partout autour de moi. On dirait un murmure... Un frémissement humide plus puissant que d'habitude. Un vent soufflé avec passion.

J'ouvre les yeux pour vérifier où je suis, même si je l'ai déjà deviné. Il n'y a plus de doute dans mon esprit. Seulement une peur du "comment". La noirceur laisse peu à peu place à un ciel nuageux, parsemé de quelques étoiles qui luisent faiblement. Un sol ondulant à la surface de miroir m'encercle. Je ne peux plus le nier maintenant. Je suis seul au milieu de l'océan.

Tout en moi s'effondre. Je prends conscience que ce n'était qu'un cauchemar. Cette révélation ne m'apaise pas. Une explosion de sentiments confus me renverse. Mais rien ne fait le poids face à la douleur qui me ravage. Elle perce mon cœur et se répand dans mes veines telle un poison.

Aislynn... Oh ma pauvre petite sœur. J'ai envie de fuir. Courir à toute jambe. Ne pas m'arrêter jusqu'à l'épuisement. Ne plus penser. Ne plus ressentir. Mais je ne peux pas. Je suis prisonnier de mon embarcation.

Plonger dans la profondeur des eaux sombres me paraît soudain une idée très envoûtante... Plonger et ne jamais remonter. Sombrer jusqu'au fond de l'océan.

Une petite voix paniquée me crie ce qui nage dans ces eaux, au large du district. Mais je ne veux pas réaliser ce qu'elle me dit. Je veux me noyer sous cette douleur qui perce mon cœur. Même si elle était en danger, elle avait été là... sous mes yeux.

Je secoue ma tête et avec volonté chasse mes sentiments. Je me force à me concentrer sur ma respiration. J'essaye de la rendre régulière, lente et profonde. La douleur refuse de partir. Elle est toujours là, lovée autour de mon être - plus violente que jamais – cependant je lui refuse toute attention.

Je me force à scruter l'obscurité. Je dois trouver la terre. Dans le lointain j'aperçois vaguement une bande plus claire et un point lumineux un peu plus grand qu'une étoile. Je prie pour que ce soit le port. C'est inconcevable de se retrouver aussi loin au large. Quelle poisse ! Comment ai-je pu m'endormir ?! Je connais très bien ce qui règne au-delà de la barrière de bouées... Je m'éponge le front. Il faut que je mette les voiles et vite.

Une autre sorte de panique s'empare de mon être. Je suis une proie en terrain hostile...

Avec des gestes précis je sors les rames – que grâce à l'océan j'ai rangées avant de m'assoupir – pour les installer dans les tolets. Puis je m'installe dos à ce que je crois être la direction de la côte. Je prends la décision que ma plus grande priorité est de me rapprocher de la terre ferme. De regagner la zone sécurisée. Hors de la portée du Léviathan.

Si je survis d'ici là, je me préoccuperai ensuite du problème de la dérive. Mes bras se tendent, attrapent les rames et se mettent en mouvement. Mes gestes sont réguliers, calculés pour maximiser mon énergie et faire avancer mon petit bateau.

Mes sueurs froides laissent place à de grosses gouttes de transpiration qui dégoulinent sur mon corps poisseux. L'activité physique chasse les dernières brides de mon cauchemar très loin dans les méandres de mon cerveau. Et la douleur psychique se cache derrière la crispation de mes muscles. Cependant je sais que mon deuil n'a pas disparu et qu'il ne le sera sans doute jamais...

Même si j'ignore la distance que j'ai à parcourir, j'accélère mon rythme. Je pousse mon corps à aller plus vite.

Soudain je le vois. Légende devenue réelle. Ses trois crêtes dorsales percent la surface des vagues. Je n'aperçois pas son corps et espère ne jamais devoir le voir en entier. Grognant, je force mon allure. Toutefois, sans se presser, le Léviathan se rapproche. Ses crêtes rougeâtres, éméchées sur le dessus – presque beiges – surgissent au-dessus des vagues à un rythme irrégulier. Avec horreur je me rends compte que le sommet de son dos est plus grand que ma barque...

Tout mon être me hurle de m'enfuir et je n'ai pas besoin de l'écouter pour comprendre que face à un tel monstre je n'ai aucune chance. Je ne peux pas le semer – je suis comme une tortue sur la terre – je ne peux pas le combattre, je ne peux pas me cacher. Je suis un pauvre petit humain coincé sur quelques planches de bois, au milieu de l'océan.

Désespéré, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Je supplie d'entrevoir la côte : ma seule chance de salut. Ce n'est pas le cas... Toute envie de lutter abandonne mon corps. Mais je n'ai pas été élevé pour baisser les bras. Ce n'est pas mon genre. Je me force à mieux regarder. Et soudain, dans le noir environnant, quelque chose se dessine, s'illumine comme un poisson-lanterne. Ce n'est pas le continent mais, au sein des vagues, à environ 300 brasses, j'aperçois une bouée. Une faible lumière émerge d'elle mais on dirait que l'ampoule est en fin de vie et la balise disparaît derrière le remous.

Réjoui, j'embrasse ce bout d'espoir– j'ai peut-être une chance. Je tourne la tête pour voir où en est mon poursuivant. Je ne le vois nulle part. Je ne comprends pas. Ne me rends pas compte que c'est un mauvais présage comme l'eau qui se retire avant un tsunami...

La créature marine n'a pas abandonné sa chasse. La surface de l'océan explose à moins d'une vingtaine de mètres de moi. Avec une puissance incroyable pour une bête de cette taille, le Léviathan jaillit hors de l'eau.

Je ferme les yeux de toutes mes forces pour ne pas tétaniser. Je connais les marins fous qui finissent dans la cave de l'hôpital. Je ne veux pas les rejoindre. Toutefois l'image de la créature marine s'imprime sur ma rétine et refuse de disparaître.

Elle a un long museau, incrusté de plusieurs lignées de dents acérées. Un œil violet – bleu électrique - qui doit être plus grand que ma tête entière et qui reflète une intelligence cruelle. Un corps titanesque prolongé d'une longue queue qui fouette l'eau. Elle doit bien mesurer vingt brasses de long au moins ! Elle est propulsée par plusieurs paires de nageoires aux côtés tranchants.

Je suis épuisé mais je me refuse de baisser les bras. Je doute fort que la bête arrête sa chasse au-delà de la ligne de bouées. Cependant j'ose encore croire – même si mes chances sont ridicules – que je parviendrai à parcourir les quelques kilomètres me séparant de la côte. Au vu de la taille du Léviathan il y a bien un moment où l'océan ne sera plus assez profond pour lui. Enfin, c'est ce que j'espère.

Je me contorsionne pour lever les rames et les pose à l'intérieur de la barque au moment où la bête aquatique retombe dans l'océan, créant un vague gigantesque. Sans retenue et poussé par mon instinct je me laisse tomber au fond de mon embarcation. Celle-ci, comme une coquille de noix, est emportée par le remous des flots. Par miracle mon doris ne chavire pas. Mieux encore, il gagne de la vitesse.

A l'instant où la vague finit de rouler sous la coque, je me remets à ramer avec énergie poussé par mon désespoir. Je ne fais que répéter à mon esprit vide qu'un coup de plus peut me sauver. Un coup de plus peut me sauver. Un coup de plus...

Le Léviathan attaque à nouveau. Cependant cette fois-ci il surgit à moins de deux mètres de moi. C'est beaucoup trop près. J'entends le bois craquer mais je n'ai pas le temps de m'en préoccuper car la force de l'impact me projette dans les airs telle une poupée de chiffon. Je ne peux me raccrocher à rien. Pantin désarticulé. Un cri meurt dans ma gorge lorsque j'entre en contact avec l'eau. Le choc électrifie tout mon corps et je me dis que c'est la fin.

Hunger Games Le tribut de l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant