Chapitre 5

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Il y a des temps immémoriaux, mes parents n'était même pas mioche, la barrière de bouées, frontière de notre cher district, venait d'être larguée à quelques miles des terres. Elle représentait une limite que les bureaucrates – bougres de grosses têtes – avaient tracée dans l'océan d'un simple trait d'encre tiré depuis le Capitole. Cependant les marins d'ici, encore heureux, n'étaient pas de cet avis.

Lorsque les bateaux ne servaient pas qu'à la pêche et à la débauche d'une autre classe d'humains – les butors du Capitole et leurs croisières de luxe – ils poursuivaient le but de la conquête et du marchandage. Non de non, ça c'était du commerce ! Quand le port était dans sa splendeur originelle, il pouvait accueillir des bâtiments plus grands que ma pauvre goélette. Par tout l'océan, rien n'avait son pareil que ce fichtre de trois-mâts.

Le bois était poli et sentait bon la forêt. Pas celle d'ici, celle du district Sept à ce qu'on dit. L'équipage comptait plus de cent hommes. C'étaient des coquins mais de vaillants matelots. Les poiscailles de ton âge rêvaient tous de finir dans cet équipage. Chaque départ offrait une ambiance fiévreuse sur le pont. T'as jamais vu une fête ainsi. La plèbe d'ici n'a jamais rien fait de mieux. Les adieux déchirants s'éternisaient jusqu'au petit matin. Jolies gourgandines qui mouillaient les quais de larmes. Lorsque l'aurore de ce jour parvenait enfin, les voiles étaient hissées. Le trois-mâts se libérait et quittait la terre. Par tonnerre, jamais plus on ne verra pareil spectacle ! Il faisait du 18 nœuds et transportait quatre cents tonneaux.

C'était quelque chose de le voir ! Sûr de lui, le capitaine – un cuistre que tout le monde enviait – ne voyait pas de problème à l'arrivée de la barrière de bouées. Par le ciel et ses eaux, ce n'était pas cela qui allait arrêter son bâtiment. Personne n'en doutait. Si l'océan le voulait, leur voyage n'aura pas d'intempérie et ils seront rentrés avant d'avoir le mal du pays ! En tout cas, c'est ce que ce tas d'ignorants se disait.

Ainsi le trois-mâts quitta le port sous un vent grossissant. Enfin il repartait sur son seul territoire : l'océan. Ce n'est pas trop tôt ! Les voiles claquaient, les vagues rugissaient. Une tempête couvait mais personne n'a voulu retarder le départ. C'est qu'ils avaient du courage à l'époque ces mazettes. Du courage. Le navire partit.

La tempête grondait, s'attaquait au trois-mâts. L'océan lâchait toute sa puissance. La nuit s'est abattue sur le district brusquement. Pas naturel tout ça. Des cordes tombaient du ciel. En un instant tous les repères avaient disparu. Le capitaine ignorait où il naviguait. Des bourges de faux jetons auraient fait demi-tour mais pas cet équipage. Non. L'aventure, pointe de requin, l'aventure les invitait sur l'océan déchaîné. La seule chose à faire était de continuer tout droit. Ne pas changer de cap jusqu'au bout du monde. C'est ce qu'ils ont fait. La nature leur lançait un défi et l'équipage hurlait pour l'affronter cœur à la main.

Le trois-mâts fendait les flots. La tempête – crénom d'espèce – déchirait l'atmosphère. Les marins trempés jusqu'à la moelle s'activaient sur le pont, hurlant dans le vent et tenaient bon malgré les éléments déchaînés. Les nœuds se sont écoulés les uns après les autres. La situation restait la même durant tout ce temps. Ils n'ont pas flanché à ce qu'on dit. Et puis, brusquement, un rayon de soleil a percé les nuages noirs. La pluie a cessé et la toile d'obscurité s'est déchirée. La tempête était finie. Parbleu, le bateau y avait survécu. Les hommes étaient éreintés mais ivres de bonheur à l'idée d'avoir survécu à pareil orage.

Le capitaine est sorti sur le pont pour faire un discours. Avec une belle voix grave qui aurait fait chavirer le cœur de plus d'une gourgandine, il a annoncé fièrement que le trois-mâts a bravé la tempête et la barrière de bouées ! Ses grands airs lui donnaient raison. Des cris de joie jaillirent des troupes et le capitaine n'a pu continuer à parler. Fichtre, il s'est autorisé à sourire, le cuistre. Fier de son bateau, fier de ses matelots, fier de lui.

Toutefois, à peine la commissure de ses lèvres s'était élevée que le trois-mâts a heurté un récif. Enfin l'équipage a cru d'abord que c'était un récif.

La coque s'est brisée comme un cure-dent, percée par une crête dorsale rouge sang. Les marins ont crié d'effroi cette fois. Sous leurs yeux un monstre marin venait d'apparaître. Il devait faire dans les vingt, trente brasses de long, du bout de son museau à la dernière écaille de sa queue. Plusieurs nageoires le propulsaient à vive allure et il évoluait dans l'eau avec grâce. Cette beauté était mortelle mais tonnerre de pas naturelle.

Le bateau coulait. Broyée, son invincibilité. Les marins se sont armés. Ils ont tiré dans un désordre chaotique. Si petite chose. Chaque homme succombait à la peur la plus vieille de ce monde. Face à l'adversaire que la nature place sur son chemin, il n'est pas de taille. Quel triste spectacle !

La créature s'est propulsée hors de l'océan. Elle a montré ses multiples rangées de dents, a craché son haleine putride et a attaqué les marins. Ses dents n'ont pris qu'un instant à se teinter d'un rouge vermeil. Le bois se brisait dans un bruit de tonnerre. L'équipage se faisait massacrer. Et le capitaine a péri avec son navire.

Le trois-mâts a sombré dans l'océan. Quelle perte !

De nos jours, certains croient que ce monstre marin rôde toujours par-delà la barrière de bouées. Et c'est pourquoi personne n'ose plus la franchir. Non pas à cause de ces foutus croiseurs – les vaisseaux de surveillance des fils de hale-bouline du Capitole – mais parce qu'une bête plus grande qu'un navire est le seul maître de toute cette étendue de flotte.

L'océan n'appartient qu'à une seule espèce et c'est le Léviathan.

Nos Spriff sont vides depuis un long moment. Je me vois sur ce trois-mâts, affronter cette créature. Savoir qu'aucun espoir ne me sauvera. Cette légende diffère du répertoire d'Amar.

D'habitude il me conte des histoires d'autres terres, de civilisations qui auraient survécu aux jours sombres et à tout ce qui les a précédés. D'un monde libre. De terres inexplorées. De nouveaux départs sur l'océan...

Toutefois peu importe le récit, ses histoires sont toujours captivantes. Même si je les connais presque toutes depuis le temps, je ne m'en lasse pas. Le Léviathan me captive. Dans mon esprit il est terrifiant et bien souvent je l'affronte dans un rêve éveillé.

Je secoue la tête. Une telle bête ne peut exister. Mon cœur se serre et mes yeux s'humidifient. Pour le salut de ma mère et de tous les marins qui tentent de quitter notre terre natale, cette créature ne doit pas exister. L'océan est infini et contient déjà des requins. C'est suffisant.

Je me force à bouger pour chasser ma tristesse. Je pose ma bouteille à mes pieds. Ce mouvement semble insuffler un coup de fouet à Amar.

– Tu trames quoi là ? Amar s'énerve. Mets les voiles ! Disparais ! Un jeunot de ton genre a d'autres filets à remonter. Rends-toi utile, disparais.

Je souris, content de ma visite. Je ne m'éterniserai pas plus longtemps ici.

– Adieu cap', dis-je

Le vieux loup de mer grogne et je descends du pont. Je sors de chez lui pour me retrouver dans la Houle. L'agitation s'est accrue. Les rentrées au port ont commencé. Les marins reviennent du large car le soleil a quitté depuis fort longtemps le zénith. La chaleur écrasante commence à diminuer avec douceur. La soirée promet d'être belle.

J'oriente mes pas vers ma maison. J'enfonce mes mains dans mes poches, observe tout, me faufile entre les gens et évite les Pacificateurs repérables de loin grâce à leurs tenues blanches. L'odeur de poisson frais embaume l'air, les marchandises remontent vers la gare. Elles obtiendront un billet de première classe en direction du Capitole. Les wagons frigorifiés sont le nec plus ultra de leur technologie, pensé-je.

Je coupe à travers le port de telle façon que j'arrive directement dans la plaine sableuse qui entoure le chef-lieu du district Quatre. J'attaque la colline qui mène chez moi. J'arrache un brin d'herbe et le plante dans ma bouche. La sève n'a presque pas de goût mais je mâchouille ma brindille.

J'entre chez moi la tête ailleurs. Des voix retentissent derrière le vestibule. Monsieur Odair n'est pas seul. Nous avons de la visite.

Hunger Games Le tribut de l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant