Une Nuit d'Enfer

1. Gargouille

— Nous y sommes !

Un concert de grommellement soulagés répondit à la déclaration théâtrale de Lucas alors qu'ils laissaient tomber leurs sacs à leurs pieds devant la clôture. À la lumière de la pleine lune et de leurs lampes torches, l'endroit ne payait pas de mine. Le grillage grinçait doucement dans le vent, faisant danser les panneaux rouges et blancs qui annonçaient aux éventuels visiteurs qu'ils risquaient de gros ennuis à franchir ces barrières. Et Sal devait bien avouer que cela ne donnait pas vraiment envie d'essayer, mais ils n'avaient pas fait tout ce chemin dans la nuit et le vent pour faire demi-tour au pied des grilles. En plus, cela faisait partie de l'ambiance.

— Comment on est censés entrer ? chuchota Aline sur le côté.

— Par-là, venez. J'ai repéré un passage cette semaine.

Sûr de lui, Lucas s'éloigna le long du grillage, et le reste de leur petit groupe n'eut d'autre choix que de ramasser les sacs et les glacières pour le suivre. Une fois encore, Sal ferma la marche, son sac trop lourd sur l'épaule, et adressa un sourire grimaçant au panneau d'interdiction au-dessus de sa tête. C'était drôle de songer à l'époque où Lucas et lui auraient suivi Rory n'importe où, sans se préoccuper une seconde des dangers encourus, alors que maintenant c'étaient eux qui entraînaient leurs amis dans les ennuis. Avec beaucoup plus de prudence, parce qu'ils étaient quand même responsables. Mais c'était bizarre de voir à quel point une situation qui semblait immuable pouvait changer en peu de temps.

Rory avait été une mauvaise influence dans leur vie, qui leur avait fait beaucoup de mal, jusqu'à ce que Sal se rende compte de combien c'était mauvais et parvienne à s'y arracher, entraînant Lucas avec lui. Après ça, ils étaient plus ou moins sortis ensemble et il y a deux mois, Sal ne serait venu ici que pour la possibilité de passer la nuit avec lui et peut-être même partager son sac de couchage. Sauf que tout avait encore changé depuis, mais il avait fait le deuil de cet amour mort-né pour laisser la chance à leur amitié de s'épanouir. Pour autant, certaines choses ne changeaient pas et cette aventure au vieux crématorium désaffecté était bien évidemment l'idée initiale de Lucas, à laquelle Sal s'était contenté d'apporter quelques... finitions. De toute manière, c'était beaucoup plus excitant de passer la nuit ici avec les autres plutôt que de subir une nouvelle soirée d'Halloween chez ses parents avec son petit frère gavé de sucreries.

Devant lui, tout le groupe s'était à nouveau arrêté pour entourer Lucas et l'éclairer alors qu'il s'attelait à crocheter la serrure du cadenas qui leur barrait l'accès aux lieux. D'expérience, Sal savait qu'il ne lui faudrait pas plus de deux minutes pour réussir, et il fallut moins de temps que ça pour entendre un clic et quelques exclamations admiratives chuchotées.

— Le chemin jusqu'au crématorium est à découvert et grimpe un peu, murmura Lucas. Éteignez vos lampes, on pourrait nous voir depuis la route.

Immédiatement, les faisceaux lumineux disparurent, remplacés par la lueur pâle de la lune. Ils avaient de la chance avec le temps, pas un seul nuage ne voilait le ciel et ils pouvaient donc se repérer plutôt bien sans leurs lampes. Par contre, il y avait du vent et il faisait franchement froid.

En file indienne à la suite de Lucas, ils se faufilèrent sur l'ancien chemin de graviers qui menait à l'entrée du crématorium. Les vitres de la porte étaient complètement fissurées, trahissant la présence d'autres visiteurs avant eux, et quelques planches de bois essayaient vaillamment d'en condamner l'entrée. De là, on pouvait voir la ville en contrebas, avec les rues illuminées des décors d'Halloween dans lesquelles les enfants surexcitées couraient de porte en porte pour obtenir des bonbons.

— C'est plus flippant de nuit, murmura Benji. Je crois que je suis venu une fois quand c'était encore en activité, mais j'étais gamin...

Pendant que Lucas s'affairait à leur obtenir l'entrée, Sal recula d'un pas pour jeter un œil au bâtiment dans son ensemble. Le vieux crématorium ressemblait à tous ces établissements un peu récents désaffectés, comme un hôpital ou une friche industrielle. La seule chose qui le rendait vraiment effrayant était son ancienne fonction, et le spectre de tous ces défunts qui avaient fini en cendre entre ces murs. Et puisque Lucas avait besoin d'une diversion le temps d'ouvrir la porte, il attira l'attention de leurs amis.

— C'est sûr que ça ne vaut pas un manoir gothique couvert de gargouilles, déclara-t-il à voix basse. Mais j'ai entendu dire qu'il y a encore des urnes à l'intérieur, et même des décors funéraires. Parmi lesquels des sculptures d'anges pleureurs dans les sous-sols...

Un frisson d'effroi parcourut Aline, Leah et Kenny, alors que Jule et Benji faisaient de leur mieux pour paraître braves. Sal devinait qu'il ne faudrait que peu d'effort pour vraiment les effrayer et les mettre en condition pour leur tentative d'invocation. C'était l'idée de Lucas, comme souvent, et Sal savait qu'ils n'allaient rien invoquer du tout parce que cela ne marchait que dans les films. Cela ne l'avait pas empêché de passer la semaine à préparer leur petit numéro pour ne rien laisser au hasard, parce que le but de la soirée était surtout de passer une nuit entière à se faire peur, à boire et à flirter, avant de rentrer au petit matin pour piquer les bonbons restants et se réchauffer.

Lucas avait toujours d'excellentes idées pour ce genre de coups qui mêlaient la peur au frisson du danger, c'était pour cela qu'il s'était si bien entendu avec Rory autrefois. Mais contrairement à lui, il ne mettait jamais vraiment les autres en danger et s'assurait d'avoir toujours une solution de repli, même si leurs amis ne s'en rendaient pas compte. Quant à Sal, il était là pour apporter du poids et du sérieux à ses idées, parce qu'il était le bon élève sage et responsable en qui tout le monde avait confiance. À eux deux, ils fonctionnaient très bien et Sal dissimula son sourire en travaillant à semer les premières graines d'effroi chez leurs amis tandis que Lucas s'occupait de les faire entrer.