Une Nuit d'Enfer

13. Gentil

Moins d'une demi-heure plus tard, Sal quittait la bibliothèque en compagnie du pasteur. Ce dernier l'avait gentiment aidé à ranger ses livres et avait salué la bibliothécaire au passage. À présent, ils remontaient côte à côte la rue humide de pluie en direction de l'église, et Sal réfléchissait à toutes les questions qu'il pouvait lui poser sans paraître trop intéressé. Malgré tout, une vague de méfiance le retenait, parce que même si le pasteur Armando était apprécié dans toute la paroisse, il n'en restait pas moins un prêtre un homme d'église. Et de ce qu'en savait Sal, il s'agissait des ennemis mortels des démons, ceux qu'on appelait dans les films pour les chasser et les détruire. Tomber sur le pasteur au lendemain de leur invocation réussie ressemblait à une étrange coïncidence. Incertain, il lui jeta un coup d'œil et reçut un sourire en coin.

— Alors, tu as rencontré un démon ? interrogea le pasteur l'air de rien.

De surprise, Sal trébucha sur ses propres pieds, faillit tomber et se redressa pour le dévisager avec des yeux ronds. Le pasteur n'avait pas l'air étonné ni désapprobateur, seulement amusé et un peu curieux.

— Comment vous savez ça ??

— J'ai senti l'invocation l'autre nuit, tu ne peux pas ouvrir un portail vers les Enfers sans que cela n'ait un... écho, en quelque sorte. C'est un peu comme si j'avais entendu les tonalités du téléphone pendant que vous attendiez que ça décroche de l'autre côté.

La métaphore interpella Sal qui plissa les yeux en fronçant les sourcils, parce que ça ressemblait vraiment beaucoup à ce que Brandon lui avait dit. Et il avait de plus en plus l'impression que le pasteur savait des choses que lui ignorait complètement.

— Et vous ne vous êtes pas inquiété ? finit-il par dire. Vous n'avez pas cherché à intervenir ?

— Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, vous n'avez pas attiré l'attention de quoi que ce soit de mauvais. Est-ce que le démon qui t'as répondu s'est montré méchant ? Cruel ? Est-ce qu'il t'a fait du mal ?

À nouveau, Sal se sentit rougir jusqu'à la racine des cheveux en songeant à Brandon, sa douceur et sa gentillesse, et sa manière adorable de l'embrasser. Non en effet, ils n'avaient pas invoqué une créature impitoyable, seulement un démon craquant avide de bien faire et un peu intimidé par sa première invocation. Le sourire du pasteur lui donna l'impression qu'il devinait exactement ce qui s'était passé, et Sal ne put que reconnaître qu'il avait raison.

En silence, ils continuèrent leur chemin sans que le pasteur ne cherche à reprendre la parole, lui laissant visiblement le temps de réfléchir. Les yeux rivés sur le ciel gris, Sal retourna les questions dans sa tête jusqu'à trouver celle qu'il voulait poser en premier.

— Mais vous ne devriez pas... je ne sais pas... chercher à bannir le démon, ou un truc dans le genre ? Vous n'êtes pas censé... l'exorciser ? Ou moi ?

Le pasteur rit doucement, l'air sincèrement amusé sans pour autant se moquer de lui. Une fois encore, Sal avait l'impression de se retrouver pris dans quelque chose de bien plus complexe qu'il le croyait, et il était impatient d'avoir des réponses à ses questions sans cesse plus nombreuses et d'en savoir davantage.

— Être un prêtre exorciste, ça n'a rien à voir avec le cinéma, tu sais. Ma tâche, c'est de renvoyer chez eux les démons qui sont coincés ici ou bien qui font du mal aux vivants. L'autre soir, si j'avais senti le moindre danger pour tes amis et toi ou pour le démon, je serais intervenu immédiatement. Mais il n'y avait aucune menace, ni d'un côté ni de l'autre, alors j'ai simplement attendu de voir ce que cela donnerait. Si celui que tu as rencontré veut aller et venir entre les Enfers et notre plan, rien ne l'en empêche tant qu'il ne fait de mal à personne. Je suis surtout là pour veiller à ce que tout se passe bien, pour tout le monde. C'est aussi pour ça que j'ai demandé à la bibliothécaire de me prévenir si jamais quelqu'un s'intéressait de très près aux démons. Bien sûr, avec internet ça ne sert pas à grand-chose, mais je fais ce que je peux... J'attendais seulement de trouver le responsable de cette invocation.

Comme ils arrivaient au presbytère, le pasteur se tut pour lui ouvrir la porte et l'inviter à l'intérieur. L'entrée était étonnamment déprimante, pour un homme aussi solaire, mais ce qui attira l'attention de Sal fut le petit salon dont la décoration ne pouvait être décrite autrement que... maritime. Il y avait un immense tableau représentant un navire à voile, de ceux qu'on voyait dans les films de pirates, et tout un tas d'éléments liés à la navigation. Et contre un mur, une grande bibliothèque en bois, fermée par des vitres, remplie de livres variés.

— Je t'en prie, installe-toi ! Je vais chercher un truc à boire et tu vas me raconter ce qui s'est passé l'autre nuit.

En un rien de temps, Sal se retrouva assis dans un fauteuil confortable, un verre de limonade à la main, et il commença son récit, guidé par les questions précises du pasteur qui semblait deviner même ce qu'il ne disait pas. C'était plutôt agréable, finalement, de pouvoir parler de Brandon à quelqu'un qui était en mesure de comprendre et de l'aider, même si cela n'arrangea pas du tout son embarras lorsqu'il évoqua leur brève étreinte. Et une fois encore, il fut surpris de ne susciter aucune désapprobation, ce qui acheva de le rassurer. Non seulement le pasteur était aimable et perspicace, mais en plus il n'avait visiblement rien contre les démons ou l'homosexualité.

— Très bonne idée de ne pas avoir échangé vos fluides, commenta-t-il distraitement. Pour un novice, ce Brandon est malin. Tu as eu beaucoup de chance de tomber sur lui... et lui sur toi.

— J'en ai l'impression, oui.

Rapidement, il raconta la fin de la nuit et sortit le sceau qu'il avait gardé dans sa poche. Après une vague hésitation, il le tendit au pasteur.

— Est-ce que... vous croyez que... vous pourriez m'aider à...

— J'ai exactement ce dont tu as besoin pour réaliser une bonne invocation qui ne soit dangereuse pour personne, et je peux t'expliquer comment utiliser ce sceau, oui. Mais tu vas devoir me promettre d'être très prudent et, surtout, extrêmement discret. Ce genre de choses ne doit jamais être fait à la légère.

Le cœur battant, Sal promit vivement qu'il ferait très attention. Si jamais il avait la chance de revoir Brandon, il n'allait certainement pas la foutre en l'air en se montrant imprudent. Et il n'allait pas gâcher la chance que le pasteur lui offrait ni la confiance qu'il lui accordait.