Une Nuit d'Enfer

5. Flamme

Dans le silence attentif qui résonnait encore de ses derniers mots, Lucas se redressa et cristallisa toute l'attention sur lui alors que Sal se reculait un peu dans l'ombre pour préparer la suite.

— Et c'est pour cela que l'endroit est idéal pour notre invocation, sourit-il. Le démon est déjà là, le portail est formé, il suffira d'un rien pour l'appeler et le faire venir à nous. Mieux encore, le directeur était prudent alors il a installé des défenses et des protections dans le crématorium. Même après dix ans sans servir, je suis à peu près certain qu'elles tiennent encore.

Il paraissait juste assez sûr pour rassurer tout en laissant planer le doute, alors qu'il se tournait vers Sal pour qu'ils puissent commencer à mettre en place leur séance d'invocation. Tout en traçant soigneusement un pentacle sur le sol en suivant le modèle qu'il avait imprimé sur une feuille pliée dans sa poche, Sal souriait de voir les regards nerveux échangés par ses amis, et de sentir leur fébrilité. Pour ne pas risquer que la tension retombe, Lucas brodait au sujet du démon qu'ils s'apprêtaient à appeler en suivant le plan mis au point avec Sal. Il employait volontairement des mots tels que «sacrifice» et «affamé» qui restaient bien dans le thème, alors que Sal achevait d'inscrire les quelques termes latins qu'il avait choisis.

— Et voilà ! décréta celui-ci en s'asseyant sur ses talons. Le pentacle est prêt. Vous pouvez former le cercle.

Avec assurance, il alluma les bougies noires qu'il plaça dans les emplacements tracés à chaque extrémité du pentacle, tout en répétant une invocation en latin qu'il avait lue sur Wikipédia. Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle voulait dire, mais avait reconnu ignis et supposait que la mention du feu suffisait. De toute façon, les autres ne comprenaient pas le latin mieux que lui, donc s'il était en fait en train de répéter une prière ou un extrait de recette, personne ne s'en rendrait compte.

Une fois tout le monde assis à sa place, il les invita à se tenir les mains, satisfait de voir le rouge sur les joues de Kenny lorsque Lucas entremêla leurs doigts. Même si l'invocation serait un échec, Sal comptait bien mettre ces deux-là ensemble pour réussir au moins une chose dans la nuit. Rien de tel que la peur et l'adrénaline pour rapprocher les gens. Alors il sortit la bouteille de gin — l'alcool du démon — de son sac et la déboucha pour la faire passer.

— Prenez une gorgée chacun puis répétez l'invocation après moi. Il faut que vous soyez convaincus, l'important c'est l'intention plus que les mots. Plus fort vous croyez dans ce que vous faites et mieux ça marchera.

Comme la formule qu'il avait répétée en allumant les bougies, celle-ci n'était qu'un mélange d'invocations qu'il avait pu trouver sur divers forums et blogs, recomposée pour donner quelque chose de suffisamment sinistre qui puisse être répété facilement. Et en plus de ça, il s'était entraîné devant son miroir pour trouver exactement la bonne intonation et le bon rythme. Bafouiller et buter sur les mots ne ferait que briser tout son effet.

En tant que maître de cérémonie, il prononça l'invocation en premier, en prenant soin d'articuler chaque mot, et Lucas l'imita immédiatement. À eux deux, ils étaient assez assurés et convaincants pour entraîner le reste du groupe, à commencer évidemment par Kenny dont l'admiration pour Lucas était un véritable avantage. Bientôt, la rythmique sourde et régulière de l'invocation remplit l'espace, donnant à la pièce une dimension étrange. Sal avait presque l'impression d'entrer en transe et il sursauta lorsqu'un courant d'air soudain glissa dans la pièce, lui dressant les cheveux sur la nuque. Un frisson glacé le parcourut alors qu'une porte claquait, tirant un petit cri à plusieurs d'entre eux. Les flammes des bougies vacillèrent et s'inclinèrent, changeant la luminosité et faisant danser des ombres menaçantes sur leurs visages. L'une des lampes torche faiblit un peu et clignota avant de se rallumer.

Malgré tout, Lucas continua courageusement l'invocation, montrant l'exemple pour les autres. La bouteille achevait son troisième tour et Sal remarqua que l'une des bougies s'était éteinte. Sans cesser de répéter la phrase hypnotique, il attrapa ses allumette pour en claquer une mais elle lui échappa et tomba au milieu du cercle. Il se pencha pour la rattraper et manqua la lâcher lorsqu'elle flamboya de plus belle, comme une chandelle magique. Pour éviter qu'elle se consume totalement, il l'attrapa rapidement et s'empressa de rallumer la bougie éteinte avant de se brûler.

Il se passa alors quelque chose de complètement inattendu et de franchement bizarre. Les flammes grandirent, parfaitement verticales, dispensant soudain beaucoup plus de lumière. L'allumette arrivait à sa fin et Sal la lâcha vivement lorsque la brûlure toucha ses doigts, la jetant sans le vouloir dans le cercle. La porte de la salle claqua à nouveau et, quelque part en-dessous d'eux, un bruit sourd et terrible résonna au point de faire trembler tout le bâtiment. Derrière Aline, la lampe torche s'éteignit.

— Oh merde, murmura quelqu'un dans le silence soudain. Ça a marché.

Les yeux écarquillés, tous aussi tremblants les uns que les autres, ils échangèrent des regards affolés mêlés d'une pointe d'excitation, sans que quiconque n'ose parler de nouveau. Le silence était surnaturel, sans le moindre souffle de vent, grincement de porte ou grattement de rongeur. Il n'y avait que leurs souffles courts et le bruissement de leurs vêtements alors qu'ils se tournaient vaguement les uns vers les autres. Et personne n'osait jeter le moindre regard en dehors du cercle.

— Qu'est-ce qu'on fait ? souffla Kenny.

Ses doux yeux bruns étaient rivés sur Lucas, qui n'échangea qu'un très bref coup d'œil avec Sal dont le coeur battait soudainement la chamade, sans qu'il ne puisse dire si c'était lié à la surprise ou au fait qu'il s'était presque brûlé les doigts. Comme les autres, il se raccrocha à la présence solide de Lucas qui carra les épaules d'un air assuré.

— On part chercher notre démon. Ramassez vos lampes, il fait noir comme dans un four en bas.