Alors que l'après-midi touchait à sa fin, la pile de livres posée sur la table basse du presbytère avait considérablement grandi. Même s'il savait que le pasteur était un prêtre exorciste, Sal ne s'était pas vraiment attendu à ce qu'il soit aussi... professionnel. Et exhaustif. Après ces quelques heures passées en sa compagnie à parler des démons et des invocations, il se sentait définitivement en confiance et n'hésitait plus à l'appeler par son prénom comme Armando le lui avait demandé.
— Bien, déclara enfin celui-ci avant de se lever. Que dirais-tu d'un exercice pratique ? On va recréer ton cercle d'invocation et voir ce qu'on peut garder ou améliorer.
— J'arrive pas à croire que je vais essayer d'invoquer un démon dans un presbytère, rit Sal. Et en compagnie du pasteur, rien que ça !
— C'est un lieu comme un autre, répliqua Armando avec désinvolture. Certains ont fait bien, bien pire que ça dans des lieux plus sacrés. Et je doute que quelqu'un puisse mieux te guider, parce que c'est mon métier et je fais ça depuis des décennies. Viens, il y a une pièce vide par ici, tu auras toute la place qu'il te faut.
Une fois encore, Sal fut frappé par l'ambiance triste du presbytère. En dehors du salon qui avait visiblement été meublé par le pasteur actuel, le couloir et les quelques pièces qu'il put apercevoir étaient grises et déprimantes. Il se demandait comment un homme aussi souriant et lumineux qu'Armando pouvait le rester dans un endroit pareil.
— J'essaie d'aménager tout ça au fur et à mesure, expliqua celui-ci en surprenant son regard. Mais je n'ai pas apporté tant de choses que ça depuis l'Espagne alors j'attends que mes affaires me soient envoyées petit à petit. Pour le moment je n'ai touché qu'à la chambre dans laquelle je dors et au salon. C'est ici.
La pièce, déserte et poussiéreuse, avait probablement été le bureau du pasteur précédent. Quelques cartons étaient posés au pied d'un mur, une planche à repasser pliée à côté, et les rideaux tirés empêchaient la lumière grise de se faufiler pleinement à l'intérieur. D'un carton, le pasteur sortit une boîte de craies et la lui tendit.
— Essaie de retracer ton pentacle avec ça. Que je regarde un peu ce que tu as utilisé.
Intimidé et en même temps curieux et impatient, Sal s'accroupit sur le parquet gris et sortit son téléphone pour reproduire son cercle. Il n'avait pas de bougie, d'allumette ou de gin, mais il n'avait pas l'impression que le but était d'invoquer Brandon sur le champ. Plutôt de comprendre comment il avait réussi à le faire.
— Alors ça, c'est intéressant, marmonna Armando en se frottant le menton. Redis-moi la phrase que vous avez répétée ?
Sagement, Sal la récita en priant pour que son accent latin ne soit pas trop atroce. Mais s'il se fiait au petit rire amusé du pasteur, il l'était.
— Le latin américain, il n'y a que ça de vrai ! Tu as vraiment eu une sacrée chance ce soir-là, tu ne te rends pas compte... Arriver à composer une invocation qui fonctionne à partir de trucs trouvés sur internet, tracer un pentacle à peu près correct et employer les bonnes offrandes... c'est un peu comme arriver à monter une étagère droite à partir de cartons tombés d'un camion IKEA. Comme tu l'imagines, il aurait pu ne rien se passer du tout, ou bien vous auriez pu tomber sur un truc bien, bien plus dangereux que Brandon. Et lui aussi a eu de la chance d'être appelé par une bande de jeunes qui voulaient seulement se faire peur, et de tomber sur toi.
Encore une fois, Sal se sentit rougir, bizarrement touché d'avoir l'approbation du pasteur. Après sa relation plus que toxique avec Rory dont il venait à peine de se sortir, il était heureux d'avoir la confirmation qu'il avait bien agi avec Brandon. Il ne voulait surtout pas reproduire ce dont il avait souffert.
— À l'avenir, je compte bien ne plus rien laisser au hasard, affirma-t-il. Si vous pouvez m'aider à déterminer comment invoquer Brand à coup sûr, ça m'évitera de prendre des risques aussi stupides que ceux-là.
— C'est le but, sourit Armando. Voyons voir ce que tu as là... Oh, ça c'est intéressant. Très intéressant, même.
Sous les yeux attentifs et curieux de Sal, il s'accroupit lui-aussi au bord du cercle pour observer les symboles. Sal l'entendit même répéter l'invocation dans un souffle, comme s'il réfléchissait à chaque mot.
— Eh bien il semblerait que je me sois trompé, dit-il enfin. Brandon n'est pas qu'un démon de la fournaise, même si c'est vraisemblablement un trait dominant. Tu lui poseras la question toi-même mais je pense qu'il est métis d'incube. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle, parce que je vais pouvoir t'aider plus facilement avec ça.
— Ah oui ? Mais, euh... je croyais que les incubes étaient... comment dire...
— Des êtres de luxure ? s'amusa Armando.
Bien sûr, Sal ne pouvait nier qu'il avait partagé une brève étreinte avec Brandon et qu'il avait eu vraiment envie de le toucher, mais ça ne lui avait pas paru... démesuré.
— Eh bien... oui ?
— Comme le reste, c'est une idée reçue. En vérité, les incubes, succubes et concubes sont des êtres de plaisir. Ils se nourrissent du plaisir qu'ils provoquent, et ce n'est pas nécessairement sexuel. Je ne m'y connais pas très bien en démons de la fournaise, mais les incubes je maîtrise déjà beaucoup mieux le sujet. Je vais passer quelques appels pour poser des questions histoire de pouvoir t'aiguiller.
Il dut sentir la curiosité de Sal parce qu'il lui adressa un nouveau sourire, cette fois accompagné d'un clin d'œil complice peut-être légèrement gouailleur.
— Mon meilleur ami — et ex-mari — a séjourné au royaume du plaisir il y a quelques années, expliqua-t-il. Je vais lui demander s'il peut m'en dire davantage sur le sceau de Brandon. Et je connais plutôt bien un démon de la fournaise relativement haut placé. Laisse-moi un ou deux jours et je devrais être en mesure de te donner un mode d'emploi pour appeler ton brandon en toute sécurité.
Médusé, Sal cligna plusieurs fois des yeux avant de prendre conscience d'à quel point il était chanceux d'avoir ce pasteur improbable pour l'aider. Il résista encore quelques secondes puis craqua et lui posa en vrac toutes les questions qui lui passaient par la tête. Armando ne parut pas gêné par sa curiosité et répondit à la plupart de ses questions, même celles qu'il n'osait pas poser mais qu'il semblait deviner malgré tout. Les seules choses qu'il garda pour lui concernaient sa vie privée et Sal était trop poli et bien élevé pour insister, même s'il se demandait à quoi pouvait ressembler cet ex-mari qui fréquentait des démons. Peut-être qu'il finirait par en apprendre davantage ou par le rencontrer, mais déjà il était impressionné par tout ce que le pasteur lui avait apporté. Lorsqu'il quitta enfin le presbytère, la nuit était tombée depuis longtemps, mais il était impatient d'appeler Lucas.

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Une Nuit d'Enfer
KorkuPour fêter Halloween, Sal et ses amis ont une idée d'enfer : squatter le vieux crématorium désaffecté pour essayer d'y invoquer un démon. Après tout, il n'y a que dans les films que ça tourne mal, pas vrai ? Sal est persuadé que cela n'a aucune chan...