XIV - (B)ien à toi.

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À B, affectueusement.

Je n'ai jamais lu un seul mot désagréable à mon égard venant de ta part. Pourtant, ça aurait pu.

Ma psy m'a dit qu'on a tendance à répéter le schéma. Que si on a connu des abus, inconsciemment on va les retrouver et les garder à travers quelqu'un d'autre. Car ça nous est familier. Est-ce pour ça que je me suis sentie si peu légitime de t'aimer?

T'es quelqu'un de bien. Il ne me semble pas pouvoir dire l'inverse, au contraire, c'est même trop faible.

Fils de bonne famille, aimante qui plus est. Soudée, sans failles - hormis celles que l'on retrouve à toutes les tables. Destiné à un bel avenir ; intellectuel, cultivé, dans Paris et fortuné. Qui portera le savoir, la morale et la raison aux oreilles de ceux qui en produiront des échos. Poli, drôle, passionné et passionnant, réservé mais charmant. Bien pensant, à toujours chercher le mot juste pour le bon moment. Sans volonté de juger - du moins, pas explicitement - tu ne m'as jamais traité comme une folle ou une moins que rien, chose qui, entre nous, est plutôt rare. Grand sens de la justice, opinions aussi respectables que ton appréciation des musées d'art, et toujours généreux. Bienveillant. Impeccable.

Comment j'aurais pu me sentir à l'aise face à tout ça?

Dès que tu me parlais, dans ce parc, je me demandais pourquoi tu perdais ton temps avec moi. J'ai rien pour plaire à quelqu'un d'aussi bien. Pourtant, tu m'as dit que tu m'aimais bien. Et un peu plus à un moment. Aussi bref ce fut-il, j'ai eu l'impression d'étouffer. Parce que, je savais que tu aurais été parfait pour moi, pour une fois j'aurais pu connaître la normalité, mais justement. J'étouffais en voyant à quel point, toi, t'aurais été malheureux avec une personne comme moi.

Ça ne faisait pas sens à mes yeux que tu veuilles de moi. Que tu me trouves autant de qualités et démente mes défauts. Tu me percevais à travers des lunettes que j'aurais rêvé de porter. Y voir plus clair, m'apercevoir ne serait-ce qu'un peu sous un bon coté.

Je me souviens de la façon dont on a traversé ce château. A pas de course, de façon si chaotique dans un endroit si silencieux et presque sacré.

Les visiteurs nous regardaient de travers quand tu me chuchotais que t'avais « couché avec la reine sur le petit secrétaire au fond! J'étais son favori faut dire! ». J'ai toujours eu la fâcheuse tendance à rire trop fort, alors forcément ça n'a pas plu. J'ai cru que les vigiles allaient nous mettre dehors, mais de toute façon on ne faisait que passer. On allait de pièce en pièce pour rejoindre le petit jardinet caché. Blaguant sur les goûts un peu démodé des tapisseries qui feraient mieux d'être changées.

Puis ce banc. Cette fontaine. Le silence du parc enfin trouvé. On était dans un petit coin reculé, et honnêtement si j'avais eu un peu de courage, j'aurais pu te demander de m'y embrasser.

Sauf que ça me manque depuis de longues années, le courage. Et surtout, j'avais le sentiment que je me faisais des idées. Je voyais que tu cherchais à me mettre à l'aise, me faire comprendre que je ne craignais rien. Mais... comment je devais faire? Comment on arrête d'avoir peur lorsqu'on n'a connu que ça?

Il y avait cet espace, sur ce banc, entre toi et moi. Et j'ai compris que t'étais définitivement quelqu'un de bien. Parce que tu me laissais la place d'exister. Tu ne l'as jamais su mais cet espace que tu m'as laissé, jamais personne ne l'a fait. On me réduisait à un coin, déjà trop volumineux pour eux. Et toi, tu m'offrais la liberté d'être plus à gauche ou plus à droite. D'empiéter sur ton endroit ou de m'en éloigner encore plus. J'ai presque ressenti ce vide comme un trou noir, c'était angoissant d'un coup d'être aussi libre. J'avais peur de la solitude qui existait entre nous deux, comme une troisième personne invisible qui aurait pu s'imposer là.

Mais ce jour-là, il n'y avait que toi, et moi.

J'ai beaucoup ri, aussi parce que j'étais gênée. Je plaisante et parle beaucoup quand je suis mal à l'aise, j'essaie de me donner une contenance que je désespère de ne pas posséder. Mais tu riais à mes blagues et ça m'a détendue.

Puis, la deuxième fois lorsqu'on s'est vus, il y a eu cet instant de flottement dans les rues. On traversait la terrasse d'un restaurant sous les yeux des gens. Je me suis tournée vers toi, tu étais un peu à l'arrière à me raconter je sais plus quoi mais ça avait l'air de me plaire. Et j'ai eu comme un déclic. C'était maintenant ou jamais. Juste un fragment de seconde où j'aurais dû te demander de m'embrasser. Parce qu'il y a eu ce quelque chose - peut-être juste dans ma tête, on ne le saura jamais - qui m'a dit « lance toi ».

Jamais, donc.

Car j'ai détourné le regard, toujours en souriant. Et j'ai fait face à l'allée. L'instant m'avait échappé. J'ai eu peur, parce que je n'aurais pas été assez bien.

Je me suis consolée en me disant que de toute façon c'était trop beau pour être vrai. Que t'aurais fini par me détester, que j'étais trop méprisable et pas comme il faut. Que j'aurais été la tâche sur ton beau tableau. Je m'en suis voulu quand tu m'as dit que de toute façon tu ne pourrais pas m'apporter ce dont j'avais besoin. Parce que j'ai compris que tu savais. J'ai compris que toi aussi, peut-être, tu le pensais...

Je chéris ces deux moments bien particuliers, parce qu'ils ont été un bonheur éphémère mais important. Je garde en moi très précieusement le souvenir de ces deux journées, où, ne pouvant soutenir ton regard trop longtemps, je me retrouvais dans mes esprits pour visualiser tes yeux un moment. Un beau bleu, il me semble.

Puis, finalement, tu as cessé de m'apprécier. Je ne te plaisais plus avec le temps. Je pense que même si c'est à cause de la vie, c'était surtout parce que je n'ai jamais eu le courage de croire que je suis quelqu'un de bien. Que même si je n'avais pas toutes tes qualités, je méritais, au fond, d'être aimée. Par toi, par d'autres qui étaient bons.

Après ça, longtemps après, j'ai rencontré quelqu'un que j'ai accepté, qui s'est avéré être mauvais. Familiarité avec le passé, me dira ma psy. Mais ce sentiment d'être à ma place, que je ne méritais finalement pas mieux. J'avais peur, là aussi, mais pour bien d'autres raisons. Quelque part en moi, s'allumait une étincelle en continuant de penser à tous nos échanges, nos appels, nos rencontres. Qui ont été brefs mais une vraie leçon.

Je ne me laisse pas être aimée correctement car personne ne me l'a jamais appris. Et quand ça sonne juste, ça me semble faux. Parce que le peu de fois où on s'est bien comporté, c'était uniquement pour mieux me poignarder.

Alors, sans doute qu'une part de moi se demandera toujours « et si »... et si je lui avais proposé dans ce parc ou dans cette rue de m'embrasser, l'aurait-il fait? Aurais-je eu le cœur plein de joie ou brisé? J'ai eu peur de la vérité, quelle qu'elle soit. J'ai choisis l'ignorance à la culpabilité. Tant pis.

C'était il y a bien des années et pourtant, aujourd'hui, je me le demande encore.

La rose et les épines.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant