XXXIV - (G)outte d'eau

17 2 8
                                    

À G, loin des yeux mais sous le même ciel orageux.

- Pourquoi tu penses que c'est toujours à toi de donner? Pourquoi ne serait-ce pas pour une fois aux autres de le faire?

Je t'ai répondu que c'est parce que je ne le mérite pas. En fait, c'est pas tout à fait vrai. Je crois qu'il existe en moi, depuis toujours, ce boulet que je traîne difficilement à mon pied et qui m'empêche d'avancer. Ce poids de la dette.

J'ai été élevée dans une famille où rien n'est gratuit, tout se mérite, s'arrache ou se vole. Mais pour mériter, faut-il encore que la personne en face reconnaissance ce statut. Chose qui n'arrive pas. Jamais. Très vite, j'ai compris que je devais me plier dans tous les sens pour voir quelle serait la combinaison qui m'attribuerait le moins de problème. Qui satisfaisait pleinement - du moins je l'espérais - les attentes. Comme un âne à qui on tend une carotte pour le faire avancer. Sauf que jamais je n'ai réellement pu goûter à cette friandise, même après avoir parcouru des kilomètres.

Je n'ai jamais été assez bien.

Évidement, enfant, je ne me rendais pas compte des mécanismes de la violence qui s'actionnaient partout autour de moi, dans l'esprit des adultes. On découle tous d'un problème de fabrication qui remonte à des générations. Un arbre qui produit des fruits pourrit à cause d'une malediction. C'est ce que je me dis aujourd'hui du moins.

Devant toujours batailler pour recevoir un peu d'amour et d'affection, devoir être plus que parfaite alors que personne ne l'est autour de soi. Devoir céder à tous les caprices. Mériter cet amour qui, je le croyais, allait de soi avec la naissance. Gratter le fond de la casserole en espérant récolter la moindre miette d'amour. Le moindre geste chaleureux. La moindre parole attendrissante. Mais rien.

Les « je t'aime » sont des mots honteux à ne surtout pas prononcer. Les câlins sont dénués de sens et laborieux. Les sourires sont des mensonges. Les rires des violons qui grincent. Il n'y a que dans la méchanceté que l'on trouve la vérité. J'ai souffert tellement de ce manque d'amour et de tendresse que j'ai dû me formater. Sans doute très jeune. Je suis devenue agressive aussi, parce que c'est comme ça que ça devait marcher. Écraser avant d'être écraser.

L'instinct de survie dans un nid de vipères.

Je ne savais même pas ce qu'était la normalité des relations. Je croyais que voir ma mère être humiliée sans cesse par sa propre mère était quelque chose d'anodin. On m'apprenait à en faire de même. La harpie me rabaissait en me référant à ma mère, j'ai fini par m'en défendre parce que je voulais valoir plus que ça. Je voulais mériter un peu d'affection. Je voulais qu'on m'aime. Je ne voulais plus de cette dette permanente qui pendait au dessus de ma tête.

Il en va de tout, que ce soit matériel ou d'un simple geste de « bonté d'âme », tout y passe. La note s'allonge sans jamais pouvoir être étanchée. On doit toujours plus, même lorsqu'on déverse de la sueur, des larmes, des centaines d'euros pour rendre ce qu'on doit. Ce n'est pas suffisant.

On m'a dit que je ne serais jamais rien dans la vie, que je finirai au mieux caissière si j'arrivais à faire quelque chose de mes dix doigts. Alors j'ai fait des études, sans grand intérêt, si ce n'est que prouver que non, je mérite un peu de reconnaissance, je peux être « quelqu'un de bien ». Quelqu'un qui inspire l'admiration. Quelqu'un qui mérite le respect. J'ai été plus loin que n'importe qui d'autre dans cette famille, et pourtant tout ce que je récolte avec mes diplômes, ce sont des moqueries. A chaque faute de prononciation, chaque information inconnue, entendre des « eh bah, bac+3, presque 5, et ça sait toujours pas ça! » avec des railleries auxquelles je dois participer. Parce que ne pas en rire avec eux, ce serait être ingrats. Du moins, ce sont leurs règles.

J'ai toujours eu un profond respect pour tous les travailleurs, sauf pour les riches. Parce qu'on m'a dit que je finirai comme ma mère, que j'aurais pas un sous pour vivre et que j'allais continuer à être un parasite comme depuis toujours. Alors j'ai détesté ceux qui ont de l'argent, parce que je savais de façon rationnelle qu'être diplômée ça avait été à peu près à ma portée - et encore - mais être millionnaire, certainement pas. Et j'avais cette pensée pour les caissières, à qui je me faisais toujours un point d'honneur à traiter comme des êtres humains normaux. Parce qu'étrangement je me disais « t'aurais pu être elles ».

Bien des années plus tard, à presque 30 ans, je me dis surtout qu'effectivement, j'aurais pu être elles, et il n'y aurait eu aucun problème à cela. En grandissant je me suis dit qu'à défaut de pouvoir gagner leur amour complètement détraqué, impossible a obtenir et leur satisfaction impossible a atteindre, alors je devais être mieux qu'eux. Respecter ceux qu'ils ne respectent pas. Aller à l'encontre des avertissements, braver les interdits, foncer quand on me dit de faire demi-tour.

Parce qu'ils n'ont rien de bien à m'offrir, ils m'ont juste tout pris. Ils m'ont même prise à moi-même. Je n'existe pas vraiment, je suis juste un être sans réelles envies, sans personnalité franche, sans passion particulière, sans rien de vivant en moi. Je n'ai juste été qu'un amas de mots douloureux, de blessures, de trahisons, et de maltraitances. L'ombre de moi-même, et persuadée que je ne voudrais jamais mieux que ce qu'ils disaient.

Ils ont ancré en moi une mélodie d'auto sabotage qui fait des ravages et qui fonctionne à la perfection. J'ai été formatée à me haïr autant qu'ils se haïssaient. Jamais je n'aurais pu épancher la dette, car c'était la leur. Mais même si aujourd'hui j'en ai conscience, ça ne retire pas les années de souffrance et la voix de cette harpie qui me répète en boucle, comme jadis, à quel point je ne voudrais jamais rien. Que je n'accomplirais jamais rien. Que je suis méchante, monstrueuse, infâme. Que tout ce que je fais, c'est être un parasite et rien d'autre.

Alors j'ai gardé cet esprit de devoir donner. Et ne rien recevoir. Parce que ça voudrait dire devoir à nouveau. J'ai une dette sur plusieurs générations et je n'aurais jamais assez d'une vie pour reconstruire la mienne. Alors, pour le temps qu'il me reste ici, autant ne pas allonger encore l'addition. Je dois donner parce que sinon, si je demande, on me dira que je suis égoïste. Que je ne fais que ça, aspirer tout ce qui appartient aux autres, les déposséder. Que je suis persuadée qu'on me doit tout sans jamais avoir rien donné à personne.

Il existe un monde où peut-être il sera possible que je me libère de toutes ces années de maltraitance et de manipulation. Mais pour le moment, je n'y arrive pas.

Alors, pourquoi je pense que je dois toujours offrir quelque chose? Parce qu'on m'a dit que je n'étais rien de bien, que je n'aurais jamais rien à offrir à personne. Que c'est pour ça que personne ne veut de moi. Peut-être essaies-je encore de prouver qu'ils ont tort. Que si a un moment j'arrive à prouver que j'ai pu offrir quelque chose, alors la voix s'en ira. Peut-être que j'arriverais à me convaincre par la même occasion que c'était faux, et que je mérite bien plus que ce qu'on n'a pas voulu me donner depuis toujours.

Qui sait. Tu sais?

Moi j'attends.

La rose et les épines.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant