XXIII - (M)emorial.

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Maman. Deux ans trop tard.

Et dans mon cœur, j'ai érigé un mémorial pour toi.

Dans 5 jours ça fera 2 ans que tu es partie. Deux années et pourtant j'ai l'impression que ce coup de téléphone résonne encore dans la cage d'escalier.

Je commence à oublier le son de ta voix et dès que cette impression me gagne, j'écoute l'un des derniers messages que tu m'as laissé. Jusqu'à ce qu'enfin, quand dans mes souvenirs tu apparais, ta voix t'appartienne à nouveau.

Je regrette chaque journée passée sans n'avoir pu être plus intelligente que toutes ces rancunes qu'on nous a imposés. Je voudrais pouvoir composer ton numéro et t'entendre me demander pourquoi je t'ai appelé.

Je voudrais pouvoir venir sonner à la maison et entendre tes pas lents, tes pieds dans tes chaussons traîner sur le béton du garage et t'entendre crier « j'arrive! ». Je voudrais que tu arrives. Que tu reviennes de ce sommeil que tu fais durer depuis deux bien longues années.

Parfois j'aimerais qu'on s'engueule à nouveau juste parce qu'on ne sait pas se parler. Puis que tu rabâches ces histoires que j'ai déjà trop entendues, que je n'écoutais plus mais, qu'aujourd'hui, je donnerai n'importe quoi pour entendre à nouveau. Que tu me parles de cette maison dans le sud que tu disais vouloir posséder, même si, durant toute mon enfance, ça a été l'un des contes que j'ai détesté. Puis je te dirai comment c'était de sentir le soleil sur ma peau, l'été dernière, et les champs de lavande à perte de vue.

J'aimerais t'appeler et te confier mes larmes, que tu me dises enfin que tu t'en débarrasseras pour moi. Que tu m'expliques que j'ai le droit de vouloir vivre et d'être aimée. Que je mérite de l'être même si tu n'as pas su le faire correctement. Même si d'autres n'ont jamais essayé. Que j'ai le droit de prendre soin de moi comme une mère et de me prendre par la main comme l'adulte que je suis devenue. Que tu seras là si ça va pas et que je n'ai pas à continuer à m'en vouloir pour les erreurs de ceux qui me surplombent sur l'arbre généalogique.

Je regrette de ne pas avoir réussi à te sauver comme j'aurais aimé que tu le fasses pour moi. J'aurais dû être l'adulte juste encore rien qu'une fois, et te dire que ça allait aller. Que je partais mais qu'un jour, malheureusement, la vie me ferait comprendre ton chemin mieux que le mien. Que je cesserai de te détester, parce qu'au fond je n'avais jamais commencé, mon cœur réclamait juste un peu de chaleur.

Je regrette que tu n'aies pas vu de visage familier avant de t'en aller. De ne pas avoir pu te prendre la main et te supplier de rester. Je suis désolée d'avoir été si loin. Trop loin. Depuis si longtemps. Et que la solitude t'ai accompagné jusque dans ton dernier souffle.

Il y a tant de choses que je rêve de t'adresser, tant de peine en attendant qu'on les transforme en joie. Mais rien de tout ça n'arrivera.

Je n'aurais jamais imaginé que porter un deuil me tiendrait tant à cœur, moi qui me suis toujours appliquée à ranger au plus vite mes peines dans des coffres cadenassés. Pourtant, cette tenue noire que je m'évertue à remettre depuis ton enterrement me semble être l'une des choses qui me rapproche le plus de toi.

Parfois je me demande si tu existes encore ailleurs que dans le mémorial que je t'ai bâtie secrètement au fond de mon cœur. Si quelqu'un d'autre a l'âme en peine en pensant à ta façon de tenir ta cigarette. Si on voit ton visage à travers le mien. Si on pense à toi comme je le fais, quand les saisons changent et que je me demande si la veste que je t'ai laissé, réchauffera ton souvenir jusqu'en été.

Tant de mots que je n'ai jamais pu t'adresser par fierté et rancœur, qui aujourd'hui décorent des pages noircies par la douleur. Je n'ai jamais confié à personne ces paroles à ton sujet, sans doute par respect. Pourquoi auraient-ils besoin de savoir ce que toi-même tu n'entendras pas?

Ils ont tous trop peur de parler de leurs parents à mes côtés, je les sens presque faire trembler l'air lorsqu'ils osent prononcer ne serait-ce que le terme de « maman ». Au début, j'étais si en colère. Aujourd'hui, ça me fait sourire. Tant de pudeur chez ceux qui n'ont jamais voulu alléger mon cœur de sa douleur. Il n'y a pas que les morts qui répondent aux abonnés absents, les plus gros fantômes de ma vie sont apparus lorsqu'on refermait ton caveau.

Jamais personne n'ose poser de questions, avec ta mort est arrivé ta disparition et c'est surtout ça qui me donne envie de hurler. Ils ont tous bien trop peur de casser quelque chose de pourtant déjà brisé. Il y a malgré tout tant de légèreté dans mon âme lorsque je parle de toi. Parce que tu vis. Tu respires dans mon souvenir. Tu existes encore quand je revois ces rares moments partagés.

Alors pourquoi est-ce toujours si difficile d'accepter qu'une seconde a pu faire basculer le monde et rompre nos chemins si violemment?

Pourtant, chaque jour, j'ouvre les yeux sur un monde dans lequel je n'ai pas l'impression que tu aies disparue. Peut-être me suis-je seulement enfouie dans un déni confortable. A croire qu'un jour tu finirais par rentrer. M'appeler pour une recette que tu voulais me donner. M'écrire pour souhaiter la bonne année. Venir t'asseoir lorsque je serai rentrée pour le dîner. Entendre tes pas traîner sur les marches de l'escalier.

Je t'aime deux ans trop tard. Je le sais. J'aurais dû grandir encore plus vite que je ne l'ai déjà fait. Et dans cinq jours je vais m'effondrer encore plus fort que le reste de l'année depuis cet appel. Je ne pourrais pas prendre l'escalier sans m'entendre m'écrouler deux ans plus tôt.

Il y a un mémorial dans mon cœur pour toi, et j'espère secrètement que chacune des larmes qui viendront s'y réfugier, viendront consoler celle que j'ai perdu sur ton cercueil y a deux années.

La rose et les épines.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant