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Si seulement tu m'avais connue il y a quelques années.

J'ai vieilli et je me suis perdue sur le chemin de la vie. Mais si seulement tu m'avais connue, quand j'étais encore un peu en vie. Avant qu'on vienne me raturer et briser tous les vases que j'avais mis, histoire que la coupe cesse de déborder.

Avant je croyais que la nuit c'était l'infini, que seul le lever du soleil représentait la limite. J'voyais dans les couchers de soleil quelque chose d'intime, de privilégié. Et je voulais encore être assise sur un banc, un trottoir, n'importe où, avec quelqu'un à mes côtés pour les apprécier. J'croyais que tout le monde vibrait comme moi devant un ciel étoilé. Qu'on était des centaines à avoir des mots plein la tête desquels coulaient des histoires du passé. J'pensais qu'on était tous un peu brisés, un peu amochés, et qu'on se comprendrait forcément si on se croisait. J'imaginais encore la vie comme étant un parc de jeux alambiqués, dans lequel j'pouvais traîner avec des gens qui me ressemblaient.

J'croyais encore. Plein de trucs. Et un jour je me suis réveillée, j'avais vingt-deux ans et j'ai fait le bilan. J'étais plus comme ça, j'étais plus qu'une ombre d'une fille dont je ne me souvenais pas. J'avais découvert que l'amour pouvait nous tuer. Que la vie n'avait rien d'un parc d'attractions et que j'étais loin d'être spéciale. En réalité, j'étais si quelconque et fade, que je m'étais moi-même oubliée. Je vivais jusque-là à travers de grandes idées, mais le monde change et je l'ai laissé me dépasser.

Avant je souriais en croyant que c'était un trait de personnalité. Je fumais la nuit comme on garderait un secret. J'écrivais des histoires où quelqu'un vient nous sauver. J'riais trop fort pour que ce soit vrai. Mais tout ça, c'était le reflet d'un esprit encore un peu éveillé. D'un cœur équilibriste qui avait peur de tomber. D'une ado qui croyait que finalement, le monde avait quelque chose à lui apporter.

Si seulement tu m'avais connue avec mes cheveux colorés, rouges enflammé parce que c'était comme ça que j'étais. Des yeux qui en disaient plus long que mes monologues arrosés. Le goût de l'amusement sur le bout de la langue, et une mauvaise habitude entre les doigts. L'envie de crier, pleurer, rire, aimer, et tout à la fois. Cette énergie magnétique qui me parcourait à m'en hérisser les poils. Et se dire « Promis juré qu'on la vivra notre putain de belle histoire ». Parce qu'à l'époque c'est ce qu'on se racontait quand on avait peur dans le noir. Parce qu'à l'époque c'est ce qu'on chantait quand on avait un peu perdu espoir.

Aujourd'hui, j'ai vieilli et quand j'entends ces paroles du passé, j'me dis qu'on était un peu mégalo et névrosé. On était ado et on y croyait encore à toutes ces belles idées.

J'portais des shorts en hiver pour pas laisser le temps à l'été de me manquer. Maintenant, même en juillet, mon âme est gelée. Les jours ensoleillés restent gris à mes côtés. J'ai perdu quelque chose et je ne pourrais jamais le retrouver.

Un jour j'ai crié à quel point j'étais bousillée, « comme un violon qu'on aurait explosé ». Parce qu'avant il y avait une belle mélodie quand je me mettais à rigoler. C'était souvent trop fort mais les autres n'avaient pas de mal à m'imiter. Aujourd'hui les rictus sont factices et fatigués. Polis, c'est certain, parce que j'suis une adulte, à la règle il ne faut pas déroger. Mon esprit est en train d'hiberner, même sous 40°. L'enfant que j'étais a fini par se noyer, dans toutes ces larmes que je n'ai pas su laisser couler.

Si seulement tu m'avais connue il y a quelques années, je m'émerveillais encore de tant de choses, et je pensais que tout était si singulier. Que je possédais des trésors inestimables, quelques perles au milieu d'un champ de bataille. Tout était si compliqué et douloureux, et pourtant si je me connaissais aujourd'hui, je serais étonnée. A l'époque c'était encore que l'amuse-gueule, maintenant j'ai du mal à terminer ce dessert qu'est soit-disant la vie, avant même d'y avoir réellement goûté.

J'voudrais rembobiner la cassette et faire pause. Écraser la bande et recommencer. Donner une chance à cette ado meurtrie d'être une adulte comme elle n'osait pas en rêver. Le bonheur solide et le regard déterminé.

Être celle que j'attendais pour venir me sauver.

La rose et les épines.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant