CHAPITRE 20

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SHADE





Le noir. Toujours le noir. Vide. Froid. Étrange. Familier. Il m'accueille. M'enserre. M'oppresse.

Inspire. Expire. Doucement. Ne fais pas de bruit.

Je respire. Souffle. Jamais deux fois d'affilée. Jamais trop. On recommence... Inspire. Expire.

Boum. Boum

Cours! Je ne peux pas. Essaye! Je ne peux pas. Je ne peux plus rien. Il va revenir! Je sais. Je suis prêt. Je l'attends depuis des heures. Des jours. Des semaines. Mais le temps est figé.

Boum. Boum.

Ce n'est rien. Juste un cœur. Le mien. Contre toute attente, il bat. Il vit. Je vis. Depuis quand ? Je ne sais plus. J'ai perdu la notion de réalité. Il l'a peut-être enfin arraché de ta poitrine? Encore faudrait-il qu'il me reste un corps... Tu en as un. Sûr ? Oui. Je ne te crois pas. Je ne sens plus rien.

Clac!

Une porte. Chut! C'est la porte. La pire. La traîtresse. Celle qui me livre chaque seconde en pâture à ces malades. Silence malheureux! Elle me déteste. Elle sonne encore pour me faire souffrir. Pour me rendre fou. Tais-toi bon sang! Tu veux qu'ils viennent? Non. Mais ça m'est égal. Ils m'ont déjà tout fait. Tout pris.

Sûr? Oui. Il y a moi. Tu n'es rien. Tu n'existes pas. Je suis la Voix. Tu es irréelle. Comme moi. Dénué de ton enveloppe charnelle qui abritait autrefois un être sensé. Dénué de tout. De rien. Tu n'es personne et tu le resteras à jamais.

Slap!

La grille. La maudite. L'annonciatrice. Même la peur est désormais trop paresseuse pour me tétaniser. Vite! Choisis ce que tu veux. Ce que je veux ? La mort. Qu'est-ce que tu attends? La mort. Comme une délivrance. Qu'auras-tu? Rien. Si ce n'est l'indifférence de contempler une énième pâle copie de moi-même torturée jusqu'à l'os. Jusqu'à l'hébétement pur et simple. La déconnexion.

Tap-tap-tap.

Des pas. Il vient! Je sais. Que vas-tu faire? Rien. Pourquoi? Parce que lui non plus n'est rien. Et on ne peut pas avoir peur d'un rien. C'est une machine. Et ? La seule chose que je souhaite, c'est qu'il jette ma carcasse dans la cour, que les corbeaux mangent mes yeux, ma peau, mes organes. Que les autres regardent. Qu'ils se révoltent enfin. Mais je ne sais qu'il ne le fera pas. Il est encore plus sadique que moi.

Tu crois? J'en suis sûr. Il a été créé pour ça. Il est programmé pour se repaître de la souffrance des autres.

Splash!

La poupée de chiffon reçoit son eau glacée quotidienne. Si seulement j'en sentais encore les gouttes... Je regrette le froid mordant ma peau. Je regrette les réveils brutaux. Ils me faisaient me sentir vivant. Désormais, je suis anesthésié. Mon corps —pour peu que j'en aie encore un — pendouille lourdement au bout de ces chaînes d'acier. La douleur constante a disparu en même temps que le reste.

Je voudrais la ressentir. Rien qu'un peu. Je la trouve réconfortante. Comme le noir. Familière. Humaine. Humaine? Oui. Tout ce que je ne suis plus. Qu'est-ce que tu es alors? Rien. Je ne suis rien. Je subis leurs châtiments avec nonchalance. Indifférence. Ennui. Sans peur. Sans colère. Sans espoir. On se lasse vite de crier. On se lasse de presque tout en fait. Attention!

Boum!

Je tombe. Je crois que mon crâne percute le béton. Je n'en suis pas certain. Il te libère? Impossible. Ce n'est qu'une autre technique de torture. Perfide. Cruelle. Tu as peur? Non. Je n'ai que faire de la torture. Ils m'ont déjà brisé. Blessé. Découpé. Brûlé. Fracturé. Élimé. Rasé. Déshumanisé. Humilié. Terrifié. Fouetté. Ils ont arraché mon identité, ils ont craché dessus puis ils l'ont détruite d'un simple geste. Je n'ai pas peur. Je ne peux plus avoir peur.

C'est ce que tu voulais. C'est ce que je voulais. Tu le referais? Oui. Si c'est pour gagner, alors oui. Ouvre les yeux! Non. Si. Non. Le noir est rassurant. Le noir est ma maison. Ma demeure. Mon tombeau. Il me rappelle la mort. La douce mort.

Clang!

Il t'emmène! Non. Je le sentirais. Tu ne sens plus rien. C'est vrai. Mais j'entends. J'écoute. Il me traîne dans la grande salle, c'est tout. Tu te trompes. Non. Ouvre les yeux. Non. J'ai abandonné l'envie de revoir la lumière. Le noir est tout ce qui compte. Il est froid. Familier.

Slap!

La grille.

Ouvre les yeux! Non.

Clac!

La porte.

Allez, ouvre les yeux! Non !

Puis une voix :

— Qui est-ce ?

— Shade Harper, dix-sept ans, admis à l'infirmerie après dix jours passés à l'Abattoir. Il est dans un sale état...

Shade Harper... Oui. Qui est-ce? Moi. Sûr? Je crois. Oh. Un flash. Un murmure. Puis le noir. Encore et toujours.

Et l'inconscient.

ManipulationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant