Le plat rempli de lasagnes préparées avec amour par Papa dans la panière, mes coups de pédales rythmant ma course, je roule avec prudence sur le chemin qui traverse la forêt en direction de la maison d'enfance de Fabio Valentini. Moi qui pensais en être épargnée pour deux semaines, voilà que mon propre père m'oblige à le côtoyer. Une torture qui devrait être interdite par la constitution.
Je roule au pas, peu pressée d'arriver à ma destination. Après le repas, mes vieux m'ont expliquée que Marc avait quitté Anaïka au début du mois de février, c'est donc encore tout frais. Étant nos voisins depuis la nuit des temps, je les ai toujours connus ensemble. C'était le couple qui accompagnait celui de mes parents partout. Fête du village ? Ensemble ! Cinquante ans de Papa et Marc ? Ensemble ! Voyage en Island ? Ensemble ! Et puis il y avait les balades en calèche les dimanches après-midi, la création et le maintien de leur potager commun, les soirées ragots de Maman et Anaïka. Une vie partagée, à la limite de la micro-communauté. Le départ de Marc me fout donc un coup.
Lorsque j'arrive devant leur maison, je sens le trac me nouer la gorge. Je pose mon vélo dans un coin et récupère le plat de lasagnes emballé dans un torchon (« Finit le papier alu ! » avait affirmé Papa tout à l'heure, trop fier d'être devenu un parfait petit écolo).
On ne quitte pas sa femme en se barrant comme ça, c'est pas humain ! je ne cesse de me dire depuis ce midi. Un mot, une dispute, une valise et bye bye. Après vingt-trois ans de vie commune, d'amour, de confiance. Marc a déconné, laissant Anaïka seule et Fabio sans père. Je crois que si ça arrivait à mes parents, je ne pourrais en survivre. Ils représentent à mes yeux tout ce que je pourrais rêver. Ils ont encore des marques d'amour, de douceur, de complicité. Ils se font du pied sous la table quand on mange, se blottissent l'un contre l'autre quand on regarde un film sur le canapé, font des soirées à deux en buvant du vin dans des grands verres à pied. Ça fait beaucoup de pieds.
Je n'ai jamais eu de difficulté à comprendre que je ne correspondrais aucunement à ce genre de normes de couple hétéronormé. Je prends ça comme une chance : je n'ai jamais attendu le prince charmant, ni espéré qu'un homme m'offre un jour un bouquet de fleurs en rentrant du boulot. Bien qu'au collège je participais à construire avec Éva notre vie rêvée après nos dix-huit ans : un petit-copain qui nous conduirait avec sa voiture profiter la côte, une robe de mariée, un gosse à vingt-deux ans car on adore les gosses, et toute la ribambelle d'autres images idiotes qu'on rentre dans la tête des petites filles, j'ai pourtant bien changé.
À l'heure de Tiktok et Instagram, ces images se déconstruisent, on ne rêve plus mariage et enfants, mais carrière et développement personnel. Couple libre et sexualité décomplexée. Je crois qu'avoir compris ça m'a libérée. J'ai su que je n'avais pas à suivre le même rêve de vie qu'Éva et son cher Bastien, que j'aurais peut-être une chérie, un.e chéri.e, qui sait. Que j'aurais sans doute à avouer à ma mère qu'elle n'aurait pas de petits-enfants (peu de chance que Corentin et son immaturité engendrent quoi que ce soit, je vous arrête là), et que non, elle n'accompagnerait sûrement pas sa fille à l'autel.
Je patiente devant la porte d'entrée après avoir sonné. Lorsque Anaïka m'ouvre, elle m'accueille avec autant de gaîté qu'elle le peut mais, de vous à moi, la maison empeste une odeur de cœurs brisés. Le mien à côté semble insignifiant.
— Agathe, ma chérie, entre ! m'invite la mère de Fabio. Comme tu as grandi depuis la dernière fois, tu fais jeune femme.
Je lui fais la bise en souriant, un peu gênée. A-t-elle remarqué, elle aussi, que ma poitrine commence à débarquer ?
— Papa a insisté pour que je t'apporte ces lasagnes. Elles sont végétariennes, tu l'as contaminé.
Anaïka rit de bon cœur en me prenant le plat des mains pour le mettre dans le frigo.

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La Loi de la Jungle
Teen FictionGRAND GAGNANT WATTYS FRANCE 2023 ✨ Au lycée privé Charles Darwin, la loi de la jungle fait régner l'ordre. Les lions au regard ténébreux n'ont qu'un désir : croquer les gazelles à pleines dents. Au milieu de cet environnement hostile, où l'adolescen...