La Loi de la Jungle

Épilogue

     Mon père dépose le plat de grillades végétariennes qu'il vient d'extraire du barbecue au centre de la table. Je m'étonne d'entendre mon ventre gargouiller à la simple vue des aubergines grillées et des saucisses de seitan.

— Un vrai festin ! s'extasie Shainez en plantant sa fourchette au milieu du plat.

— Qui veut de la salade de pâtes ? chantonne Maman en apportant le saladier.

Toute la tablée lève la main, affamée.

J'ai réuni tous mes amis pour fêter mes dix-huit ans, mais aussi le bac et la fin du lycée. Mes années d'adolescence semblent se clôturer aujourd'hui, pourtant je n'en crois rien. Je me sens toujours la même petite fille qui se prend la tête avec sa meilleure amie pour des raisons bancales, qui complote avec son frère pour embêter son père, et qui a des crushs sur tous les personnages féminins sexy de ses séries favorites.

Il y a quelques mois, j'ai laissé mes angoisses dicter ma conduite et mes pensées, croyant que dix-huit ans était l'âge de raison, celui qui quitte l'adolescence pour découvrir l'âge adulte. Les études, le boulot, les responsabilités. Mais je sais que rien de ceci n'est vrai. J'ai la vie devant moi, la fac de géologie à découvrir aux côtés de Bastien, à défaut d'aller en prépa (il sait être persuasif malgré ses airs de labrador).

Je contemple mes amis assis à table, prends une grande inspiration, et expire mon soulagement. Dix-huit ans, c'est encore l'âge des nouveautés. Des premiers baisers, des premiers amours, des premières fois. Encore des passions à découvrir, des aventures à vivre, des salopettes aux corps sexy à rencontrer, ou des vans à carreaux à écraser. Le frisson des nouvelles expériences. Rien n'est acté, rien n'est fini, j'ai encore une vie à croquer, à mon rythme, sans me comparer. Le père de Fabio, revenu enfin parmi nous, m'en offre la preuve. Même à cinquante ans on continue d'avoir des doutes, de se comparer, de ne pas savoir si on suit la bonne voie, si la vie de famille était vraiment celle qu'on aurait voulu prendre. Je n'ai que dix-huit ans, des rêves plein la tête, des envies d'écrire des livres, de révolutionner les géosciences, de voyager avec Lily, de débattre de mille sujets avec Éva et nos pensées si divergentes. Et puis de participer à des actions engagées, aux collectifs que je rencontrerai à l'université. Shainez m'a déjà filé des contacts de groupes féministes sur Nantes, j'ai hâte.

Je croque dans le sandwich pain-saucisse-de-seitan-mayo-ketchup-cornichons à pleines dents.

— Regardez-moi cette lionne affamée, susurre Fabio au coin de mon oreille.

Lily, qui semble être la seule à part moi à avoir entendu, lui lance un regard terrible. Faut dire que son liner à la Catwoman fait son petit effet.

Je déglutis, lève mon pied et, d'un petit mouvement sec, j'enfonce le talon de ma bottine sur le pied de Fabio.

Quel tocard celui-là. Et, le pire ? Il vient avec nous à la fac l'année prochaine. On ne se quittera décidemment jamais.

J'ai comme l'impression que le refrain se lance à nouveau mais, cette fois, dans une version 2.0. Bottines aux pieds, jupe de mémé bien portée, je sens que je vais l'adorer.

FIN