3. Philippe

2.4K 172 351
                                    

Cinquième vendredi où Chic type est là.

Depuis le soir où il était avec M. Valériot et où je lui ai révélé son surnom, il vient chaque semaine.

Toujours le même soir.

Il arrive vers 21 heures et reste au moins jusqu'à minuit. C'est devenu un habitué. Il s'assied toujours sur le côté du comptoir. À ma gauche quand je me tiens à mon poste et que je fais face à la salle. De son côté, il n'y a que trois tabourets, si bien que c'est à ces places qu'on est généralement le plus tranquille.

C'est le 5e vendredi où je le vois et aucune de ces soirées n'a été comme la précédente.

******

2e vendredi.

M. Styles passe la soirée accoudé au comptoir avec M. Denote, le pianiste amateur - et pas franchement doué - qui ne manque jamais une occasion de s'installer au piano durant la soirée pour nous gratifier de son talent.

À sa droite, sur le dernier siège, se tient M. Klein, un vieux magnat de la finance.

Comme la semaine précédente, quand je ne suis pas occupé avec un client ou une commande, je viens converser avec eux.

J'ai compris que M. Styles et M. Denote sont en train de parler musique. Si longuement que M. Klein commence à piquer du nez. Moi, j'essaye de tendre l'oreille mais les autres clients n'arrêtent pas de m'accaparer.

Quand l'euphorie se calme et que le bar se vide, M. Denote en profite pour s'installer au piano. Je suis en train d'échanger des banalités avec un client pendant que je le sers quand mes oreilles se mettent à saigner tandis que "Denote de musique" joue extrêmement faux.

Je me retourne en grimaçant et tombe sur M. Styles, penché sur son verre, se retenant de pouffer de rire devant l'horreur musicale que l'autre client nous inflige.

Je vois bien que le bouclé fait de son maximum pour ne pas craquer, mais il a très, très envie de rire. Il ferme les yeux pour se concentrer et, comme la semaine dernière, il enfouit son visage dans ses mains, comme s'il voulait disparaître là.

Mais son corps se secoue au rythme du rire nerveux qu'il n'arrive plus à contenir et ça me fait sourire de le voir comme ça.

Je m'approche de l'architecte.

- C'est pas beau de se moquer, M. Styles, je lui glisse près de son oreille.

Il se redresse vivement, rabaissant ses mains pour me faire face. Il me gronde en murmurant.

- Oh Louis, ne me faites pas passer pour un méchant, je vous ai vu sursauter et grimacer quand il a foiré un passage pourtant si beau. J'ai bien cru que vous alliez faire tomber votre shaker et c'est ce qui a précipité mon fou-rire nerveux.

- Vous vous moquez ouvertement de ce pauvre M. Denote et ça va être de ma faute ! je proteste.

Je le taquine et lui ne marche pas mais il court.

- Ce n'est pas "ouvertement". Je suis discret. Je lui tourne le dos et lui aussi nous tourne le dos. Non ? Vous croyez qu'il m'a vu ?

- Ça se voit d'ici qu'il est très peiné, je réponds, l'air grave, les yeux rivés sur Denote qui n'a bien sûr rien vu et continue à jouer persuadé d'être le plus grand pianiste de l'univers.

- Ecoutez la tristesse dans ses notes...

- Vous vous moquez de moi. Et ouais je vais écouter la tristesse à défaut d'entendre la justesse... il lâche.

Hôtel BarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant