Hôtel Bar

5. Le match

- Trois pintes de Guinness, deux de rousse, une pinte de Pleine lune pour la 5, une girafe pour la 7, un cosmo et une piña colada pour la 13. Avec de la glace pilée la piña colada, pas des glaçons. Et des pintes de blondes pour toute la 8.

- Okay luv !

Liam me balance en vitesse les dernières commandes. Il s'est mis en débardeur, signe qu'il commence à avoir chaud à force de faire des aller-retours entre le bar et la salle. Moi, j'ai retroussé les manches de ma chemise.

Ce soir, c'est la folie. Le bar est bondé. Ça parle fort et ça boit. Beaucoup.

Normal, ce soir, c'est soir de match. L'Angleterre affronte l'Allemagne et on diffuse la rencontre.

Après des mois de pourparlers, on a réussi avec Liam à convaincre l'hôtel de diffuser un peu de soccer. Aux États-Unis, ils sont plutôt basket, baseball et football américain. Moi ça me va, j'aime bien tous les sports.

Mais quand même, le foot, le normal, le vrai, c'est la vie bordel ! Je ne sais pas comment on y est parvenus mais on a été convaincants. Il faut dire qu'on avait potassé nos arguments.

- Vous voulez en faire un bar de gentlemen. Les gentlemen aiment le soccer. Pensez à tous les expatriés anglais qui seront ravis de trouver un lieu à New York qui diffuse les matchs de leur pays !

Et parce que le nerf de la guerre, c'est l'argent, on a abattu notre dernière carte :

- Si on devient l'établissement de référence pour diffuser ces rencontres, alors le bouche-à-oreille va fonctionner tout seul, dans un mois, on vous promet que les lieux seront remplis chaque soir de match. Et les Anglais ne lésinent pas sur les boissons !

La direction du W a longuement réfléchi. Elle avait justement peur que ça parte en beuverie et ternisse l'image de l'hôtel. Alors on a fait un test sur un seul match.

Avec Liam, on avait rameuté tes potes, tout en leur disant de bien se tenir. Les clients de l'hôtel assis au comptoir avaient fini par se prendre eux aussi au jeu. Même les Américains.

On leur expliquait les règles, la subtilité du hors-jeu et notre mauvaise foi légendaire les a aussi bien fait rire.

Plusieurs clients historiques ont salué cette soirée auprès de notre boss en disant que ça ne faisait pas de mal, qu'il y ait, de temps en temps, ce petit grain de folie à l'intérieur du bar.

La direction a donc fini par accepter et, depuis quelques mois, quand l'Angleterre joue, on a le droit de mettre le match sur la grande télé au dessus du bar.

Entre temps, le bouche-à-oreille a fait le reste et, désormais, les Anglais sont nombreux à profiter de cette diffusion, en plus de nos clients habituels et ceux qui sont juste de passage.

Ces soirs-là, j'ai un peu moins de boulot que d'habitude car les supporters tournent surtout à la bière donc je n'ai pas tous ces cocktails à préparer ! Je peux alors, moi aussi, profiter du match et tant mieux car, soyons honnête, si on a fait du forcing avec notre pote, c'est surtout parce qu'on en avait marre de louper tous les matchs ou de les regarder en douce sur un téléphone posé derrière le comptoir.

Et encore, moi je pouvais plus en profiter que Liam. Lui était bloqué dans la salle avec son plateau alors, quand ça marquait d'un côté ou de l'autre, je lui mimais le score avec les mains et je souriais en le voyant sautiller sur place ou râler en jetant sa tête en arrière dans un signe de frustration.

Une fois, c'étaient les tirs au but et je l'ai vu sauter le comptoir pour atterrir plus vite de l'autre côté sous le regard médusé des clients accoudés au zinc.