Cœur d'Argile
Il a la sensation que les choses auraient pu être infiniment différentes, si un seul petit détail avait changé, mais Novak n'arrive pas à mettre le doigt dessus. C'est quelque chose qui l'a toujours plus ou moins intrigué, mais comme il n'a jamais réussi à l'expliquer, alors il n'en a jamais parlé à personne. De toutes façons, il n'est pas doué en sciences techniques, donc il n'a pas tenté de faire de recherches pour comprendre le léger mal-être intérieur qu'il ressent une fois de temps en temps, quand il laisse ses pensées vaguer à elles-mêmes, ses yeux fixés sur un point précis mais flou, pour que la pression s'échappe de son corps. C'est souvent dans ce genre de moment qu'il finit par trouver la future blague qu'il fera en conférence de presse, d'ailleurs.
Et maintenant, il a terminé son huitième de finale à Madrid en préparation de Roland Garros, et Novak laisse ses yeux se reposer sur un détail sur la terre battue lentement agitée et retournée dans tous les sens par les deux adversaires qui se battent ardemment pour le contrôle de la balle. Il ne vient pas souvent en tribunes pour soutenir Roger, mais cette fois, il était trop fatigué pour directement retourner à l'hôtel après sa conférence de presse. Ses jambes sont encore un peu lourdes, mais ça passera avec une bonne nuit de sommeil, pour l'instant, tout ce qui le tracasse est le manque de concentration du numéro un mondial (plus pour longtemps, il continue de se le promettre silencieusement, il a un titre à récupérer) face à Wawrinka.
Novak est peut-être complètement vidé d'énergie et pas entièrement emballé par le match, mais il est sûr que c'est pire pour Roger, parce qu'il passe trop de temps à toucher ses cheveux, et il ne veut même pas parler de son stupide sourire quand il pousse l'autre Suisse à la faute. S'il ne le connaissait pas autant, il dirait que Roger est sous l'influence d'une drogue. Mais il le connaît, et même plutôt bien, c'est son meilleur rival après tout, alors Novak est prêt à affirmer sans aucun doute que Roger pense à autre chose que sa qualification au prochain tour. Et dire qu'ils se sont promis de se retrouver en demi-finale pour déchaîner les foules...
Il a le temps de repenser à la naissance de leur relation, à la fin du deuxième set (que Roger a laissé filer comme un idiot, il est définitivement occupé par quelque chose qui n'est pas du tennis), et Novak se retrouve à sourire bêtement dans son siège, alors que l'entraîneur de Roger le fusille du regard entre deux remarques vers son poulain. Ça n'a pas exactement commencé comme une belle amitié, et c'était un peu la faute de ses parents d'avoir voulu provoquer ceux de Roger—Novak ne sait toujours pas comment il a survécu si longtemps malgré leurs plus beaux efforts pour lui créer des rivalités—et il y a même eu des regards noirs entre eux au début.
Après ça, Andy les a poussés à discuter comme s'ils n'étaient rien de mieux que des enfants, et Novak est obligé de le remercier pour ce coup de pouce, parce que sans ça, Roger Federer ne serait pas devenu son meilleur ami sur le circuit, et son meilleur rival. Evidemment, Andy est son plus vieil ami et son partenaire d'entraînement la plupart du temps, mais Novak préfère toujours se tourner vers Roger pour passer des week-ends en-dehors du tennis. Andy a Kim de toutes façons, eux, ils sont tous seuls. Pas qu'il soit jaloux d'Andy (ou de Kim ?) du tout.
Les années ont passé, Novak a encore amélioré son jeu et Roger a commencé à se faire vieux (même s'il refuse de l'accepter, alors il ne lui en parle pas), et ils ont développé cette amitié étrange, ambivalente à cause de leur rivalité sur le court. C'est profond, ce qu'il y a entre eux, même si pour les médias, ils ne sont que ces deux géants du tennis passant du temps ensemble pour pouvoir mieux s'adapter au jeu de l'autre. Ce n'est pas entièrement faux, mais Novak n'a pas besoin de savoir que Roger est une catastrophe au moment d'allumer un barbecue pour pouvoir le battre.
C'est drôle, mais Roger a été le premier à savoir pour sa rupture avec Jelena. Pas qu'il avait vraiment envie de se souvenir de ça, alors que ses yeux sont toujours perdus sur les différents services s'enchaînant, mais Novak n'oubliera probablement jamais la main solide du Suisse sur son épaule et les mots qui ont résonné dans ses oreilles, pour le réconforter—ça ne te rendra que plus fort, champion—c'est toujours un souvenir sensible, mais c'est là qu'il a véritablement su que Roger était son ami. C'est un lien étrange, Roger Federer et amitié tenace, mais Novak n'ose pas imaginer ce qui aurait pu se passer s'ils n'avaient pas pris sur eux pour optimiser leurs ressemblances, plutôt que leurs différences...
