Chapitre 4 [Je suis si seule, Lua]

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Lua enfila sa tenue de sport et sortit vers 18 heures. Elle rejoignit la forêt à pied tout en s'échauffant puis commença à courir. Elle avait hâte d'expérimenter le nouveau programme du docteur Winrey. Un an qu'elle accomplissait le même parcours sans jamais dévier ! Elle parcourait une ligne droite s'enfonçant dans la végétation, s'arrêtait toujours au même arbre et rebroussait chemin. À chaque fois, elle essayait de voir ce qu'il y avait plus loin, mais n'y parvenait pas. Ce mystère attisait sa curiosité.

Ses foulées s'allongèrent. Son souffle devint régulier. Lua avait commencé le sport tard, alors que le médecin avait détecté chez elle un risque de surpoids. Elle lui avait alors imposé une demi-heure de course, deux fois par semaine. La demi-heure était devenue trois quarts d'heure l'année suivante. C'était aujourd'hui qu'elle expérimentait pour la première fois une heure entière.

La pratique régulière du sport avait accompli des miracles sur son corps. De légèrement enrobée, elle était revenue dans la norme. Son corps était devenu plus tonique, plus dynamique ; elle dormait, mangeait et respirait mieux. En revanche, rien ne pourrait jamais modifier sa morphologie – un corps ramassé qu'elle tenait de son père. Neyunne, lui, avait hérité des gènes maternels : un corps fin et long. Il surpassait sa sœur en taille, ce qui était un sujet de moquerie.

Tout en foulant la terre, Lua songea. Ce matin, il y avait eu une place vide dans la classe : Liktor. C'était la première fois qu'un de ses camarades disparaissait. La Dissidence ou la mort ? Le professeur n'avait été qu'évasif. Loanne, qui avait laissé ses oreilles traîner du côté des garçons, avait appris que Léno avait toqué chez ses parents le matin même et s'était heurté à une porte close. Lua avait douté de son honnêteté. En allant chercher Loanne, elle passait devant la rue des deux garçons et avait remarqué, quelques années auparavant, qu'ils ne cheminaient plus ensemble. Ils ne se rejoignaient que cent mètres avant l'école.

Personne n'avait posé de questions aux adultes. Personne n'en avait discuté pendant la pause, à part Lua et Loanne. Tous faisaient comme s'il n'avait jamais existé. C'était peut-être mieux, au fond. Le déni pour oublier. Lua éprouvait des difficultés à correspondre à ce modèle. Liktor avait toujours constitué cette présence silencieuse et immuable derrière elle. En quinze ans, ils n'avaient pas échangé une parole.

La puce lui envoya un léger courant. Cette fois, elle ne l'écouta pas. Elle s'obstinait à garder un souvenir, ne serait-ce que fugace, de ce garçon. Que se passerait-il le jour où elle disparaîtrait ? Est-ce que Lili, Léa, Loanne l'oublieraient de la même façon ? Et sa famille ? Elle savait qu'elle aimerait qu'on se souvienne d'elle. C'est pourquoi elle tâchait de se souvenir de Liktor, aussi insignifiant était-il.

Seconde décharge. Cette fois, elle revint à la réalité et accéléra. Elle s'approchait de son ancienne limite : l'arbre noueux, au bout duquel pendait mollement une liane artificielle. Auparavant, elle s'arrêtait, reprenait son souffle contre le tronc et montait dans les branches. Cette fois, elle continua son chemin. Son cœur battit plus vite. Qu'allait-elle découvrir derrière la frontière ?

Des arbres. Des arbres. Encore des arbres. Tous artificiels. Elle éprouva une grande déception. En consultant son Tech'let, elle remarqua qu'il lui restait encore quelques maigres minutes avant de devoir rebrousser chemin.

Puis son pied écrasa une brindille qui cassa sous le poids.

Lua sursauta et s'arrêta brusquement. Les arbres artificiels ne produisaient que rarement des brindilles. Et quand c'était le cas, celles-ci étaient incassables.

Ce bruit ne pouvait signifier qu'une chose.

En levant la tête, elle vit un arbre qui ne ressemblait pas à ceux qu'elle voyait habituellement. Il avait un tronc sombre et lisse. Il déployait d'innombrables rameaux, là où les artificiels n'avaient que quelques grosses branches. Et surtout, il n'avait pas de feuilles mais quelque chose que Lua n'avait jamais vu auparavant – des sortes d'aiguilles vertes. Oubliant son sport et son programme, elle s'approcha et caressa le tronc du bout des doigts. Elle apprécia le contact, le relief de l'écorce. Les laboratoires ne savaient pas rendre correctement cette sensation. En inspirant à pleins poumons, elle put capter une odeur. Une odeur réelle, comme celle de la boue. L'odeur du bois. N'y tenant plus, elle prit une impulsion et se hissa sur les premières branches.

Le Chant du LoriotOù les histoires vivent. Découvrez maintenant