Chapitre 21 - Mathieu

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Silhouette émaciée sous les draps. Visage paisible, comme endormie.

J'avançais lentement, un pas après l'autre, pour me préparer à l'inévitable. Debout, de chaque côté du lit médicalisé, se tenaient monsieur et madame Quillacq. Leur regard noyé de larmes, ils ne semblaient pas m'avoir entendu arriver. Si j'étais là, aujourd'hui, en ce début novembre, c'était parce que le service m'avait téléphoné à leur demande – ils savaient que j'avais donné mon numéro pour qu'on me prévienne au cas où. Sans un mot, ils s'écartèrent de leur fille après un baiser sur son front, sa joue, ses mains.

Glacée. Sa peau si pâle tendait au translucide.

Notre dernière discussion remontait à une semaine. Je venais de rentrer de mes vacances dans la maison de famille de Benjamin. Tous les jours, j'avais téléphoné au service oncologie ; invariablement, ils avaient transmis la communication à Soizic. À chaque appel, elle m'avait fait promettre quelque chose : obtenir le bac, exercer un métier par passion, coucher ma culpabilité et ma tristesse sur un papier à glisser dans un bouquet de fleurs sur la tombe de Baptiste, me réconcilier avec Lucile à défaut de plus, saluer l'Atlantique de sa part, dire à ses parents qu'elle les a aimés de toutes ses forces et qu'elle veillera sur eux où que son âme se trouve.

Je me remémorai notre dernier échange téléphonique. Je m'étais perché sur une roche, le ressac des vagues en contrebas – la demeure cossue appartenant aux Roland avait été bâtie sur un flanc de falaise calcaire, non loin d'Étretat en Normandie. Soizic, qui le percevait dans le combiné, m'avait remercié de cet inestimable cadeau.

Trèfle, tu pars heureuse ?

Oui. Merci, Mat, d'avoir été un frère pour moi. Tu m'as apporté de la légèreté, tu m'as fait rire, tu m'as donné le ciel pour océan, ton aveuglement pour terreau de ma modeste philosophie. Surtout, tu m'as soutenue dans l'épreuve de ma vie alors qu'on ne se connaissait pas.

Je hochai faiblement de la tête, la gorge nouée.

Salue bien Baptiste de ma part si vous vous croisez dans l'au-delà.

Sans faute, mon cher.

Un silence suivi que finit par briser son filet de voix à l'agonie.

J'emporte avec moi la tendresse espiègle de tes iris chocolat.

Je ne t'oublierai jamais, Trèfle.

Je sais. Adieu, grand frère.

Qu'elle me qualifie de grand frère m'avait bouleversé. Je pressai les paupières quelques secondes, sentis les larmes affleurer. La tristesse pesait si fort sur mes épaules que je ployai à genoux, le front appuyé sur le matelas.

Une éternité parut s'écouler. Lorsque je me relevai, il faisait encore plus gris qu'à mon arrivée. Ou peut-être est-ce mon chagrin qui me fait voir la vie avec tristesse ? pensai-je.

— Est-ce que vous m'autorisez à emporter quelques souvenirs de Trèfle ? demandai-je dans un murmure.

— Oui, vas-y, accepta madame Quillacq.

Alors, avec des gestes empreints de délicatesse, je retirai le fichu vert bouteille aux motifs abstraits blancs qui masquait le crâne chauve de Soizic et qu'elle affectionnait tant pour l'enrouler autour de mon poignet. La peur d'oublier les traits enfantins, rieurs et sereins, de son beau visage aux mille taches de rousseur me noua la gorge. Je saisis le cliché de nous deux sur sa table de chevet, l'observai avec un petit sourire tremblant, puis le rangeai dans mon manteau.

Après un dernier baiser sur son front et une ultime caresse sur sa joue, je fournis un grand effort pour me détourner. Je levai les yeux sur les parents de Soizic. Ils hochèrent la tête avec un sourire triste, me tapotèrent l'épaule.

— On te préviendra pour la date et l'heure de son inhumation, chuchota monsieur Quillacq en me raccompagnant.

— J'ai une faveur à vous demander.

— On t'écoute, Mathieu.

— Est-ce que vous pourriez glisser dans son... cercueil le coquillage et la fiole d'eau salée. Je crois qu'elle aurait été heureuse de les avoir près d'elle pour son voyage.

Le couple se concerta du regard, puis jura de le faire. Je les remerciai et leur transmis les paroles que Soizic m'avait demandé de leur confier. Madame Quillacq se mordit les lèvres en baissant les yeux. Ne voulant pas leur imposer plus longtemps ma présence, je ne m'attardai pas. J'étais en train de remonter le couloir quand j'entendis un cri de douleur. Je me sentis déchiré de l'intérieur.

Sans réfléchir, poussé par la nécessité de me reconnecter à l'océan, je donnai de vifs coups de pédales. Là-bas, je savais que j'y retrouverai Soizic. Elle était la houle, les embruns, la mélodie des vagues. Elle s'était fondue dans ce paysage marin. À l'instar de Baptiste.

La Nostalgie de l'horizon marinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant