Chapitre 25 - Lucile

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Dans mon dos, Mathieu me héla. Je ne voulais pas me retourner, je ne voulais pas affronter ses prunelles déroutantes qui me criaient des émotions que je me refusais à comprendre. Il n'avait pas le droit de jeter aux ordures notre relation bizarre, cette espèce d'amitié scabreuse basée sur les mesquineries et les plaisanteries douteuses, à cause d'un mouvement d'humeur éphémère. Moi, je tenais à ma stabilité. Et elle était très bien ainsi. Déjà qu'il l'avait fragilisée lorsque je l'avais découvert en hypothermie, il n'avait pas le droit de la saboter davantage.

Je ne le lui avais pas raconté pour éviter la gêne, bien entendu. Quand je l'avais découvert, je l'avais aussitôt recouvert de mon manteau et du sien. Mais les minutes passant sans que rien n'indique qu'il reprenait conscience, je m'étais résignée à le prendre dans mes bras en me serrant contre lui. Ma conscience avait commenté avec beaucoup de volubilité, d'ailleurs. Quelle casse-pied, celle-là ! fulminai-je. Dès que j'avais senti que Mathieu revenait à lui, je m'étais tout de suite écartée. Jusqu'à ce qu'il s'évanouisse de nouveau et que je me glisse contre lui pour forcer son corps à absorber ma chaleur en attendant les Nallès. Sur le coup, je n'avais pas réfléchi à mes gestes ; c'était mon instinct qui m'avait guidée. Ce n'est que plus tard, en veillant sur son sommeil en service réanimation que mon cerveau avait commencé à assimiler ce qui s'était passé, ce que j'avais accompli pour le maintenir en vie. Étais-je si attachée à lui pour craindre de... le perdre ? Ou était-ce ma nature humaine qui m'avait intimé de venir en aide à un de mes congénères ?

Je secouai la tête, perplexe. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Déjà les mois précédents, je m'étais inquiétée pour lui en le voyant distant, renfermé. Et puis, il avait brusquement retrouvé son allant et son humour. Jusqu'à ce qu'il dérape dans les grandes largeurs il y avait maintenant plus de trois jours. Un de ces quatre, il faudrait qu'il m'explique ce qui avait déraillé chez lui. Mais pas pour l'instant. Là, tout de suite, j'avais besoin de retrouver l'ancien Mathieu. Celui qui me faisait hurler de rage enfant.

Justement, il me sommait de l'attendre. Je me retournai finalement et le jaugeai dans l'expectative. Un sourire sardonique conquit finalement mes lèvres. Son regard avait recouvré son éclat pignouf. Le soulagement afflua dans mes veines, irrigua mes artères, enroba mon cœur. Une idée germa dans mon esprit. Côte fêlée allait payer cher de m'avoir déstabilisée tout à l'heure à cause de l'intensité étrange de ses prunelles ! Ma conscience me brocarda tout en jubilant.

Sans réfléchir sur la profondeur de mes motivations, j'avalai la distance entre nous, lentement, sensuellement. Attitude que je ne me connaissais pas mais qui me donnait des idées de farces tout à fait pertinentes selon moi. Un éclair d'incompréhension scintilla dans les yeux de Mathieu. Sur la défensive, il m'observa approcher, les mains dans les poches de son sweat.

— À quoi joues-tu ? souffla-t-il, sourcils froncés.

— À ton avis ? minaudai-je.

Un instant de silence flotta entre nous jusqu'à ce que renaisse la rouerie sur ses traits.

— Au débotté, je dirais que tu t'essayes à la séduction. Mais tu es trop novice pour te départir de ton air de sauvageonne effarouchée, me nargua-t-il.

Je m'arrêtai tout proche de lui et penchai la tête sur le côté.

— Ça fait partie de moi, je te l'accorde, mais c'est ce qui fait mon charme, tu ne crois pas ?

— Possible. Es-tu donc en train d'avouer que tu me fais du charme pour le confirmer ?

— J'aime quand tu fais preuve d'intelligence, susurrai-je.

— J'ai du mal à croire que cette scène soit réelle et que tu sois aussi... audacieuse, confia Mathieu, l'air incrédule.

Je retins un rire moqueur et enfonçai le clou.

— Ça te plaît ?

Avec une joie féroce, je le vis manquer de s'étouffer.

— J'ai bien affaire à Lucile Breton, la nana qui n'a jamais été en couple de sa vie et qui se fiche de l'amour comme d'une guigne ?

— Connais-tu une personne me ressemblant comme deux gouttes d'eau, Nallès ? demandai-je, caustique.

— Non. Je devrais ? railla-t-il à son tour.

Je haussai les épaules en esquissant un mince sourire goguenard.

— Alors, tu sais à qui tu as affaire. Je ne me suis pas transformée, je m'amuse juste à tes dépens. Comme toujours. C'était fort drôle de te voir hésitant. Avoue que tu y as cru !

— Minute, Tigresse. Je te rappelle que c'est moi, à l'origine, qui t'asticotais. Pas l'inverse. Donc, le « comme toujours », c'est de la pure vanité.

S'il fut déçu ou déconcerté, Mathieu le masquait habilement. Cela me rassura. Peut-être que ce que j'avais cru lire dans son regard tout à l'heure était un simple leurre de... De quoi au juste ? De mon esprit ? Et pour quelle raison ? Ces questions trop dérangeantes, je les enfouis sous un tapis.

— C'est du détail, contestai-je, faussement arrogante.

— Si ça te fait plaisir de t'octroyer toute la gloire...

En disant cela, il s'était écarté d'un pas pour attraper quelque chose par terre. Je compris trop tard ce qu'il avait en tête et ne pus esquiver la poignée de sable.

Pouah ! J'en avais plein le visage et dans la bouche ! Je vitupérais si fort que Mathieu se mit à ricaner, fier de son coup. Alors, me débarbouillant d'une main, je ramassai à mon tour du sable de l'autre et l'en bombardai.

À un moment, je ne sais trop comment, je trébuchai et percutai de plein fouet le facétieux. Roulé-boulé dans la pente douce jusqu'à réussir à y mettre un terme. On se trouvait maintenant à un mètre de distance l'un de l'autre. Reprenant mes esprits, je bondis sur mes pieds, un peu débraillée et le poing renfermant une grosse poignée de sable.

Je m'approchai subrepticement de Mathieu, qui n'était pas encore remis de la roulade, et fis pleuvoir les grains sur son crâne. Un petit monticule se forma dans ses cheveux tandis que le reste ricochait, sautait, s'accrochait à sa peau et se faufilait sous son pull.

— Ah, Tigresse ! s'offusqua-t-il en s'époussetant. Tu m'as pris au dépourvu. C'est déloyal !

Le dominant de toute ma petite taille, je buvais du petit lait. Jusqu'à sentir une main choper ma cheville droite. Le traître la tira brusquement et je m'effondrai lamentablement. Pour couronner le tout, il me jeta aussi du sable à la figure.

— Ça aussi, c'est déloyal, grommelai-je en secouant ma tignasse, la tête penchée en avant.

— Nous sommes quittes maintenant, déclara Mathieu sur un ton solennel.

— Alors, on se serre la main et on fomente une nouvelle idée farfelue chacun dans notre coin ?

Mon compère me tendit sa paume que je serrai, le sourire franc. Et soudain, mon rire déflagra. Puissant, joyeux. Nous étions affalés l'un en face de l'autre avec la mine radieuse de plaisantins sous des dehors innocents. Bande d'immatures, ricana ma conscience.

Nos yeux s'arrimèrent. Lien ténu d'une complicité étrange. Mon sourire se fit moins assuré sous le regard ardent de Mathieu. Ça recommençait, comme tout à l'heure. Merde. Briser là, m'enjoignis-je, affolée. Quelque part en moi, je dénichai le courage de m'arracher à la tendresse subite de ses prunelles, de me détourner de mon envie incompréhensible de me blottir entre ses bras.

Au loin, nos familles semblaient bien s'amuser mais je n'avais pas le cœur à la fête. Discrètement, je rebroussai chemin jusqu'à ma chambre et m'y claquemurai.

Le front collé à ma fenêtre close, j'observai la nuit étaler sa chape bienfaisante. Les premières étoiles luisaient au firmament. Solitaires dans l'infini et pourtant des milliards.

La Nostalgie de l'horizon marinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant