De retour à l'appartement après mon dernier cours, une boule de poil complètement givrée m'attaqua toutes griffes dehors, sa gueule grande ouverte prête à me déchiqueter le mollet. Soupirant bruyamment, j'attrapai Dynamo par la peau du cou et lui infligeai une tape sur le crâne et lui souffler sur la frimousse pour qu'il arrête de me mordre la main. Lorsque je l'eus reposé à terre, il me regarda de travers, à tel point que je crus qu'il allait me chercher querelle derechef. Heureusement, ce ne fut pas le cas. Il se mit simplement à miauler à qui mieux mieux pour avoir à manger. Ce que je fis. Il se jeta dessus avec voracité tandis que je me préparai une tranche de pain beurrée. Je l'engloutis, les yeux plongés à travers la porte-fenêtre, assis sur un des tabourets.
Lucile arriva à son tour. Dynamo leva le museau de sa gamelle et alla se faufiler entre ses jambes. Morose, je la regardai le câliner et lui glisser des mots tendres au creux de l'oreille. Je suivais la caresse de sa main dans la fourrure épaisse de la bête et l'autre qui grattouillait son cou. Un doux ronronnement serpenta jusqu'à moi. Il en a de la chance d'être aimé comme ça, soupirai-je en mon for intérieur. Tu aimerais être à sa place ? me brocarda ma petite voix. Je haussai les épaules, détachai mes yeux de Lucile et de son chat et me préparai une autre tartine. Je venais de terminer d'appliquer une couche de beurre lorsqu'une main me la vola.
— Oh ! m'insurgeai-je.
— Merci, Côte fêlée ! C'est si gentil et tellement rare venant de toi de penser aux autres.
Et sur ces mots, l'insolente chapardeuse s'échappa dans sa chambre.
— Je t'en prie, soufflai-je, trop tard pour qu'elle l'entende.
Un profond sentiment désabusé m'enferra et je restai stoïque sur mon tabouret. Rien ne me faisait envie ce soir, même pas de nager pour y noyer mes frustrations et tourments. Je finis par me lever, rangeai le beurre dans le frigo, ramassai les miettes et les jetai à la poubelle.
Mains sur les hanches après avoir remis de l'ordre dans la cuisine, je m'interrogeai encore sur quoi faire. Allons se promener, décidai-je enfin. Je remis ma veste et sortis à l'air libre. Flâner dans les rues, inspirer l'air marin mêlé au gaz de pots d'échappement, observer les badauds autour de moi absorbés par une tâche ou simplement oisifs, boire un chocolat chaud et manger une crêpe, voilà qui me ferait le plus grand bien.
Le cri des goélands querelleurs et le roucoulement des pigeons, affables et dodelinant sur leurs courtes pattes, complétaient la cacophonie ambiante que je traversais seul, le visage fermé à la ville mais grand ouvert au passé. De temps en temps, le sourire délicieusement sarcastique de Lucile me tirait de ma mélancolie.
Mes pas me menèrent au front de mer. Je le longeai, les yeux tournés vers la rade de Brest qui se jetait dans l'océan Atlantique, sauvage et indompté, par le goulet de la ville. Je finis par m'arrêter et m'accouder à la solide barrière, prenant une bourrasque en plein visage. Elle repoussa une mèche de cheveux en arrière, fouetta mes joues, piqua mes lèvres de sa fraîcheur et plissa mes paupières. Finalement, mon coeur esseulé se calma, ramenant un peu de tranquillité à mon cerveau. Après un temps infini passé à admirer la vue, j'embrassai une dernière fois ce décor de carte postale, puis m'en détournai et repartis m'égarer dans Brest.
Au hasard d'une rue, je m'arrêtai devant l'enseigne d'un pub qui affichait ouvert. Il était près de vingt heures. J'hésitais à y entrer. À une époque encore récente, je n'aurais pas tergiversé une seule seconde. Écumer tous les bars de Loctudy avait été un de mes passe-temps préférés après la mort de Baptiste ; il n'y avait rien de mieux pour se mettre plus bas que terre et finir ivre mort. Je ne sais pas comment je m'en étais sorti sans séquelles sur ma santé. L'alcool avait été mon remède pour oublier – ne serait-ce que quelques heures – le mal que j'avais infligé à la famille de Baptiste en n'ayant pas le stupide réflexe de me mettre à l'abri. Par ma faute, il était mort, laissant des parents dévastés et une sœur psychologiquement fragile. Par ma propre faute, rien que le fait de m'approcher d'une voiture me donnait des hauts-le-cœur que j'avais néanmoins appris à dissimuler, prenant sur moi pour ne rien laisser paraître de mon malaise. Refoulant cette montée de culpabilité, je secouai la tête et me concentrai sur ce que je distinguais à travers les fenêtres à l'encadrement bleu et à petits carreaux. L'intérieur avait l'air ancien et cosy, dégageant une ambiance chaleureuse.
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La Nostalgie de l'horizon marin
RomanceLeurs familles sont amies. Ils se détestent. La guerre couve entre eux. Lucile vous dirait que Mathieu est un insupportable enquiquineur qui ne mérite que mépris. Mathieu vous affirmerait qu'il n'aime rien tant qu'asticoter cette incorrigible peste...