Chapitre 44 - Lucile

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Les derniers mois étaient passés sans que je les visse réellement filer. Je m'étais « réveillée » un matin et c'était déjà l'heure des partiels. Je m'étais alors jetée à corps perdu dans les examens, inquiète à l'idée de tomber sur la case rattrapages. Puis, il y avait eu les vacances, bien méritée après tout ce stress et cette tension au quotidien, les retrouvailles avec la famille autour du réveillon, les cadeaux, les repas où on fait bonne chère, la célébration de la nouvelle année avec les amis. Surtout, j'avais retrouvé mon horizon chéri de Loctudy : l'océan dans ses mille et une teintes variant au gré de la météo. Mais cet intermède bienvenu de deux semaines s'était trop vite clos à mon goût. Les cours avaient repris leur rythme et les devoirs à rendre s'accumulaient les uns après les autres. Tout ce que j'espérais, c'était de tenir bon jusqu'à la dernière seconde, ensuite je pourrai flancher et me reposer jusqu'à la rentrée prochaine. D'ici là, trois mois et demi intenses m'attendaient avant les seconds partiels de mai que j'affronterais avec le plus de sérénité possible. Sérénité qui n'était pas étrangère à une évolution notoire : l'appartement avait gagné une certaine quiétude. Avec Mathieu, on avait réussi à trouver un terrain d'entente afin d'éviter le maximum de conflits ; tous n'étaient pas éradiqués mais je crois que, ceux-là, nous les provoquions pour la forme, peut-être pour ne pas trop nous ramollir. Nous avions ainsi acquis un certain équilibre sain. Une grande nouveauté, n'est-ce pas ?

Pour l'heure, devant mon placard, je cogitai à peine avant de me saisir d'un jean et d'un chemisier à carreaux rouges et blancs. J'enfilai par-dessus un gilet en laine crème à boutons plaqués or – je l'avais dégotté dans une friperie avec Jeanne-Indiane. Les cheveux disciplinés en une queue de cheval dont une boucle échappée chatouillait ma joue, je pris mon petit-déjeuner seule. J'avais constaté l'absence surprenante de mon colocataire à la vue de sa chambre grande ouverte et ses rideaux tirés qui laissaient entrer la lumière. À croire qu'il était déjà parti à l'université. Pourtant, ses cours commençaient rarement avant neuf heures.

Après m'être sustentée, je déposai tasse et cuillère dans l'évier. La vaisselle peut bien attendre ce soir ! pensai-je en chaussant mes bottines, le bonnet en laine assorti à mon manteau d'hiver. Je m'apprêtais à quitter l'appartement quand je me sentis légère. Trop légère. Qu'ai-je oublié ? m'inquiétai-je. Ton sac de cours, banane, répondit ma conscience. Oups ! Celui-ci récupéré au pied de mon armoire, je manquai m'étaler de tout mon long à cause de Dynamo. Il s'était glissé entre mes jambes comme il savait si bien le faire !

Je commençais tout juste à descendre les marches lorsque des éclats de voix me parvinrent du quatrième. Ce devait être nos voisins qui se chicanaient encore à propos de la garde de leur fille âgée de neuf ans. Ils étaient séparés depuis trois mois et, à chaque fois, c'était le drame quand elle devait aller chez l'autre. Je les plaignais sincèrement. La détresse de cette famille déchirée était aux antipodes de l'unité et de l'amour qui régnaient dans la mienne malgré les conflits et les tensions régulières. Souhaitant me soustraire à leurs cris, je lançai une de mes playlists Spotify.

Pourtant, un étage plus bas, ce n'étaient pas mes voisins qui se querellaient mais... Alix et Mathieu. Éberluée, je mis un certain à réagir. Dans mes oreilles, la musique continuait à pulser et mon corps à vouloir se trémousser tout en marchant. La sensation d'indécence qui me traversa l'esprit m'incita à mettre la chanson sur pause. Ce que j'interceptais alors me coupa littéralement le souffle.

— C'est de ta faute s'il est mort. Tu le sais très bien !

Les poings serrés à en avoir les phalanges blanchies, des trémolos au fond de la gorge, un sanglot muselé. Voir Alix dans cet état me fit un choc. Face à lui, Mathieu tentait de le détromper sans succès. Son timbre de voix était si bas qu'il paraissait remonter des tréfonds de ses entrailles.

— Si tu n'avais pas été sur la route, il ne t'aurait pas poussé pour te sauver la vie au prix de la sienne, l'accusa Alix.

Sa voix se brisa. Mon colocataire tenta un geste de réconfort.

— Ne me touche pas ! C'est toi qui aurais dû mourir à la place de Baptiste et non l'inverse !

Sur ces dernières paroles emplies d'un mélange de haine, de culpabilité et de tristesse, Alix le bouscula rudement, puis disparut de ma vue. Mathieu, le teint livide, lâcha un sachet en papier de boulangerie. Une épaule affaissée contre le mur, il passa une main sur son visage ravagé, gémissant à cause d'une vieille plaie mal cicatrisée.

J'étais déjà impressionnée et choquée par la teneur de leur dispute mais le voir, lui, s'écrouler subitement m'ébranla d'autant plus. Je ne l'avais jamais vu ainsi, si près du gouffre, si près de flancher et se noyer. En fait, si, la fameuse fois où je l'avais retrouvé en hypothermie sur la plage.

Dans un élan instinctif de pure bonté, j'accourus à lui et, sans réfléchir, l'entourait délicatement de mes bras. Doucement, je tapotai son dos.

L'impression qu'il s'était passé une éternité lorsque Mathieu releva le visage m'effleura l'esprit. Il se détacha de mon étreinte. Son regard éteint parla pour lui.

— Oui, j'ai entendu la fin de votre dispute, soufflai-je. Si tu as besoin d'en parler, je suis là.

Il me remercia, cligna rapidement des paupières pour en chasser les larmes, puis se pencha pour ramasser le sachet. Sur ses traits, toute trace de son égarement avait disparu.

Il commençait à monter l'escalier, les épaules rentrées et la tête basse, quand je l'arrêtai de ma paume autour de son poignet.

— Je ne peux pas te laisser dans cet état, tu pourrais commettre une énorme bêtise.

— Tu crois vraiment que je vais me passer la corde au cou ? plaisanta-t-il en esquissant un pâle sourire.

— Je ne rigole pas avec ce genre de chose.

— Tu tiens à moi, en vérité, me susurra-t-il à l'oreille, soudain charmeur.

— Je n'ai pas dit ça ! C'est ma conscience d'être humain empathique qui parle !

— Si, tu l'as sous-entendu.

Son vrai sourire plein de gaieté et ses yeux pétillants me firent comprendre qu'il avait déjà repris le dessus sur son désarroi. Rassurée, je lui fis remarquer que nous allions être en retard à nos cours respectifs à ce rythme-là.

— Probablement pour toi. Moi, il me reste encore un peu de temps. Et avant toute chose, je vais manger, me nargua-t-il en secouant le sachet de viennoiseries devant mes yeux.

— En parlant de manger..., commençai-je sans terminer.

D'un geste vif, je le lui arrachai des mains et prélevai à l'intérieur un des croissants avant d'en mordre la pointe croustillante sous son regard outré. Effrontée, je remerciai mon colocataire, qui me traita de gamine, et lui rendis son précieux bien. À jouer à la coquine, je dus courir pour ne pas rater le bus. Peine perdue.

J'arrivai à l'université, le souffle erratique d'avoir cavalé comme une dératée parce que mon moyen de transport était déjà parti. Jeanne-Indiane se paya volontiers ma tête en s'asseyant sur un banc de l'amphi après que je lui eus conté ma mésaventure. Un sourire d'autodérision fleurit sur mes lèvres. Mais cela ne me fit pas oublier ce dont j'avais été témoin avant de partir en cours.

La Nostalgie de l'horizon marinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant