Trois semaines s'étaient écoulées depuis la nuit où nous avions dormi ensemble ; pourtant, c'était comme si c'était la veille. Mon esprit n'en démordait pas. J'avais beau tenter de chasser les flashs qui m'envahissaient la tête, ils me rendaient visite au moindre relâchement. Même la natation ne suffisait plus à ce que tout se dilue dans l'eau, le temps de mon immersion dans ce monde feutré où tous les sons parvenaient assourdis.
De son côté, Lucile vivait comme si cet épisode n'avait jamais eu lieu. Je l'enviais ; j'aurais, moi aussi, aimé clore le chapitre, me débarrasser durablement de ces souvenirs encombrants.
Dans ce brouillard, un seul point semblait positif : la fausse rupture que nous avions simulée sous le nez d'Alix quelques mois auparavant avait été apparemment convaincante. Parfois, je regrettais notre courte comédie ; elle m'avait donné l'illusion fugace d'exister autrement dans le regard de Lucile. Au fond, nous avions bien fait d'arrêter ce simulacre ; cela m'épargnait une souffrance de plus.
La sonnette de l'appartement claironna. J'entendis Lucile ouvrir et, bientôt, des voix me parvinrent. La plus grave me fit immédiatement penser à Alix. Persuadé que leur échange serait court, je décidai d'attendre, calfeutré dans ma chambre, mon bagage à mes pieds.
Mais les minutes s'égrenèrent sans que leurs voix s'éteignent. Au bout de dix minutes, je jetai un coup d'œil à mon smartphone. L'inéluctable ne tarderait pas à devenir réel. Il me fallait inévitablement passer par la porte d'entrée pour gagner le lieu de rendez-vous de mon covoiturage. Je rentrais à Loctudy pour la troisième fois consécutive depuis cette fameuse nuit ; il m'était devenu trop dur de rester les week-ends en la compagnie de Lucile. De plus, ces samedi et dimanche, ses grandes amies du bac à sable débarquaient.
Cela me fit penser que je n'avais pas revu Carlos et Benjamin, bien qu'aux dernières nouvelles tout roulait pour eux, depuis les fêtes de fin d'année. Ils n'avaient été guère disponibles à ce moment-là car plongés dans les révisions de partiels, répartis avant et après les vacances de Noël. Contrairement à moi qui les avais tous passés en décembre. Tous les deux avaient été admis dans les réputées Universités Catholiques de l'Ouest ; le premier était en études de biologie à Angers et le deuxième à Laval en Histoire. Ce n'était pas donné d'étudier dans une université privée mais ça avait ses avantages : de plus petites promotions, des enseignants plus attentifs à leurs étudiants. Mais concernant la lourdeur administrative, le prix exorbitant des distributeurs automatiques de boissons et gâteries et la vétusté de certains bâtiments, tout le monde était à peu près à la même enseigne.
Ne pouvant plus repousser l'instant fatidique, j'attrapai mes affaires et sortis de ma chambre. Dans l'entrée, je saisis mon manteau et enfilai mes chaussures. Malgré ma discrétion, Alix m'avait repéré dès que j'étais apparu dans le couloir. Il me salua d'un geste furtif de la main sans arrêter de discuter avec ma colocataire, qui ne se préoccupait pas de mon sort. Alix semblait avoir changé d'attitude à mon égard. Encore hier, il m'aurait invectivé ou jaugé d'un œil haineux. J'en fus agréablement surpris.
— Excusez-moi, il faut que j'y aille sinon je risque de louper le coche, marmonnai-je.
— Ah. C'est vrai qu'on encombre le passage.
Et le disant, mon ancien coéquipier se décala. Je le frôlai en passant et m'apprêtais à dévaler l'escalier lorsqu'il demanda, l'air innocent :
— Au fait, pas trop dur de vivre sous le même toit depuis votre rupture ?
Je pivotai lentement sans répondre, la gorge trop serrée pour répondre.
— On fait avec, éluda Lucile. Le marché de l'immobilier est trop tendu pour que l'un de nous déménage. Ça attendra la fin du semestre.
Alix hocha la tête, pensif. De mon côté, je ne sus interpréter l'expression de ma colocataire. Pensait-elle réellement ce qu'elle venait de dire ? Déménagerait-elle ailleurs ? Je me sentis mal, passai une main sur mon front. Pourquoi étais-je incapable de passer à autre chose ? Ma Tigresse ne voulait pas de moi, c'était une évidence depuis toujours. Pourquoi est-ce que je m'obstinais alors que je craignais de lui porter la poisse ? Cette fois-ci, ma conscience ne tenta pas un trait d'esprit ou de me réconforter à sa manière ; elle resta muette et je le regrettais car elle aurait tenu loin de moi mes affres.
— Mathieu, ça va ? s'inquiéta Alix.
Je relevai la tête, clignai plusieurs fois des yeux. Les mots me démangeaient mais restèrent bloqués dans ma gorge. Je déglutis avec peine. Fatalement, mon regard chercha celui de Lucile. Mon ancre. Si proche et si loin. Inatteignable.
J'avais besoin d'elle, c'était une évidence. Mon évidence.
Sauf que ce n'était pas son cas.
Je me sentis vaciller. Mais peut-être n'était-ce qu'une impression, de celles qu'on ressent si fort qu'on les croit réelles.
Mon manque de réaction alarma mes vis-à-vis. Alors, faisant un effort considérable, je me forçai à sourire et les rassurai. Puis je me détournai, le cœur au bord des lèvres, encombré par des sentiments dont je n'arrivais pas à me débarrasser.
***
La tête appuyée contre la vitre arrière de la voiture, je regardais la campagne défiler, perdu dans les limbes de mon esprit, dont les méandres obscurs ne facilitaient pas la compréhension de l'attachement, l'amour insensé que j'éprouvais pour Lucile. Je devais vivre avec cette composante au quotidien sans savoir depuis quand elle avait creusé son trou dans mon cœur.
Je me trouvais bien stupide avec ce résidu de peur de la contaminer de ma poisse, réelle ou sans fondement. J'étais déboussolé. Je ne savais plus que faire pour tenir éloigné de moi ces sentiments trop pesants. Chaque fois que je projetais de les lui confier – souvent, cela me prenait au plein milieu de la nuit –, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer le pire : un violent refus, du mépris, de l'indifférence, un éclat de rire moqueur. Je conjecturais des issues dramatiques, je craignais que le simple fait de lui dévoiler mes sentiments jetterait la malchance sur elle. Parfois, il faut savoir prendre des risques, Mathieu, murmura ma conscience. Facile à dire, en as-tu jamais pris, chère petite voix ? la mouchai-je, maussade.
Un soupir de lassitude m'échappa et embua une petite surface de la fenêtre. Je fermai les yeux et me laissai bercer par la conversation entre la conductrice et ses deux autres passagers. J'avais besoin de parler à deux anges.
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La Nostalgie de l'horizon marin
RomanceLeurs familles sont amies. Ils se détestent. La guerre couve entre eux. Lucile vous dirait que Mathieu est un insupportable enquiquineur qui ne mérite que mépris. Mathieu vous affirmerait qu'il n'aime rien tant qu'asticoter cette incorrigible peste...