Chapitre 42 - Mathieu

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Je venais de terminer mon service avec Arno et nous nous changions dans le vestiaire sans un mot. Une autre fois, j'aurais été volontiers bavard mais voir Lucile si proche d'Alix m'en ôtait l'envie. J'avais beau m'arc-bouter, une certaine jalousie imprégnait mes sentiments à l'égard de leur évidente connivence. Mais plus que jamais, il me fallait les réduire au silence, les laisser brouillon pour Lucile. Qu'elle ne se doute de rien. C'était la seule façon de ne pas déraper formidablement et me casser les dents en bout de course.

Heureusement, Arno ne prit pas ombrage de mon silence buté et me salua chaleureusement lorsqu'à la croisée d'un carrefour, nos chemins se séparèrent.

À l'intérieur de l'appartement plongé dans une épaisse pénombre, je remarquai sans peine un rai de lumière sous la porte de Lucile. L'envie de la confronter fut plus forte que ma raison. Je toquai au battant de sa chambre.

— Qu'est-ce qu'il y a, Nallès ?

— Je t'ai vue au pub avec Alix, répondis-je, la main sur la poignée.

— Et alors ? Ça te défrise que j'aille dans un bar ? Je suis peut-être assez casanière mais pas non plus ermite.

— Vous aviez l'air de bien vous entendre, en tout cas, ne pus-je m'empêcher d'ironiser.

Un silence suivit. Je lâchai la poignée, morose, et appuyai une épaule contre le chambranle. Parler ainsi sans se voir était une expérience inédite mais pas désagréable.

— Ne serais-tu pas jaloux par hasard ?

La moquerie planait dans sa voix.

— Sois rassuré, tu es le seul à qui je réserve mes sarcasmes et ma hargne, ajouta-t-elle.

Son timbre n'était plus vraiment étouffé par le battant, comme si Lucile était à proximité immédiate. Bêtement, je levai la main et effleurai le bois de la porte du bout des doigts.

— Tu as exagéré sur Alix, au fait. J'ai eu le temps de le constater ces derniers jours. Il n'est pas du tout le mec infréquentable que tu m'as décrit.

— Tant mieux alors. Il a changé en bien.

Brusquement, le battant s'ouvrit. J'eus le temps de dissimuler ma main dans mon dos avant que Lucile se matérialise en pyjama dans l'encadrement. Bras croisés et la mine sévère, elle avait un pied à l'intérieur de sa chambre et l'autre dans le couloir. Une grimace incurva mes lèvres. Feignant la nonchalance, je me redressai et rangeai les poings dans mes poches.

— Quelle est l'origine de votre détestation ? C'est bien la première fois que je te vois aussi rétif. La seule personne avec qui tu es revêche d'habitude, c'est avec moi.

— Ça t'embête de descendre de ton piédestal ? raillai-je.

La brunette haussa les épaules avec indifférence.

— Là n'est pas le sujet, Côte fêlée. Mais puisque tu ne sembles pas décidé à me raconter, soit. Alix non plus d'ailleurs. Ça vous regarde, après tout. En revanche, notre mascarade s'arrête là.

— Tu as raison, c'est peut-être mieux ainsi, marmonnai-je. Que fait-on pour y mettre fin ?

— On lui avoue la vérité.

— Hors de question, Tigresse. C'est tendre le bâton pour se faire battre, arguai-je. Il va nous charrier sur le sujet pendant des lustres.

Lucile fronça les sourcils mais finit par se ranger à mon avis.

— Alors on simule une grosse dispute ?

Je hochai la tête, même si cela me convenait guère de devoir mettre un terme à notre comédie. Elle m'offrait un aperçu différent de notre complicité ; je chérissais ces quelques instants où tout me semblait envisageable, à portée de main.

Un frôlement contre mes tibias m'arracha à mes pensées aigres-douces. Je me raidis en découvrant Dynamo collé allègrement à mon pantalon. Sa queue s'enroula autour de mon mollet. Je voulus le chasser d'un mouvement de la jambe mais me ravisai. Lucile m'en tiendrait rigueur durant des mois.

— Je crois qu'il aimerait que tu le prennes dans tes bras, traduisit cette dernière.

— Tu en es sûre ? grommelai-je. Il s'illusionne en tout cas.

— Ce que tu peux être grincheux, parfois ! Les câlins sont bons pour la santé, ils rendent de bonne humeur. Quant au ronronnement des chats, il a des effets bénéfiques sur l'être humain.

— Je m'en suis très bien passé jusqu'à présent.

— Ça te réussit, effectivement, ironisa-t-elle, le sourire narquois. D'où te vient ce rejet des animaux ?

— Nuance, seulement les chats.

— Soit mais ça ne répond pas à ma question.

— Je les trouve sournois, chapardeurs et sadiques. Ils prennent un malin plaisir à jouer avec leurs proies, à les maltraiter avant de mettre fin au supplice qui dure toujours un certain temps. Ils apprennent à chasser en jouant, tu me diras, mais ça ne change rien à mes yeux. Ils sont peut-être mignons, ils n'en restent pas moins des prédateurs sadiques.

— Je comprends. Mais les humains qui maltraitent les animaux dans les abattoirs ? Cette violence-ci ne t'empêche pas de manger de la viande, que je sache.

— Je la condamne et je la combats à ma manière en choisissant attentivement les viandes que j'achète, comme toi d'ailleurs, répondis-je sans broncher. Tant qu'on y est, je trouve scandaleux la violence qui est exercée sur les employés d'abattoir industriels à cause du management déplorable qu'ils subissent et qui les mets en concurrence, les accidents qui en découlent, les cadences infernales imposées pour toujours plus de rendements, le rejet de la société qu'ils encaissent. Pas étonnant après ça qu'ils érigent tant bien que mal des barrières mentales pour effectuer le travail et déraper quand une bête renâcle parce qu'elle sent le danger. C'est un cercle vicieux. Tout le système devrait être repensé pour que le respect règne des deux côtés. Le sujet n'est pas médiatique, pourtant il gagnerait à l'être. Toi qui envisages le journalisme et toi qui t'engages pour différentes causes, cela devrait t'intéresser.

Ma tirade me laissa pantelant. Jamais je n'aurais imaginé avoir ce genre de discussion avec Lucile à une heure pareille. Comme quoi tout arrive, s'amusa ma conscience. À quelques pas, la brunette était interdite.

— Je ne savais pas tout ça, murmura-t-elle. Merci. Je me coucherai moins bête ce soir.

— C'est cadeau, souris-je.

À mes pieds, Dynamo persévérait. Alors, n'étant pas dénué de tendresse, je m'accroupis une poignée de secondes, le temps de lui offrir une caresse. Quand je me relevai, l'étonnement marquait les traits de ma colocataire.

— Bonne nuit, Tigresse.

Son air choqué me fit sourire. Et je la plantai là, sans qu'elle ait réagi.

Mais au lieu de sombrer dans l'oubli bienfaiteur du sommeil, je me repassai notre échange en boucle, le savourant comme un bonbon acidulé fondant doucement dans le repli de la joue.

La Nostalgie de l'horizon marinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant