J'avais beau souhaiter jeter la scène de la nuit dernière aux oubliettes, je n'en revenais toujours pas de ce qui s'était passé. Pire que tout, Mathieu savait très bien embrasser. C'est plutôt logique, il n'en est pas à son premier baiser, me rembarra gracieusement mon enquiquineuse de conscience. Que je l'aime, celle-là, toujours la phrase appropriée en toute circonstance, ironisai-je. Je t'entends ! chantonna-t-elle. Je soupirai, dépitée, et baissai les yeux vers mon carnet de dessin que mon crayon tapotait vigoureusement, presque furieusement.
Cela faisait déjà une demi-heure que j'étais réveillée, après une courte nuit chaotique, et que je m'échinais à tenter de croquer le voilage transparent de la fenêtre qui voletait au gré de la brise. Sauf que ce n'était pas le rideau qui s'esquissait sur la feuille mais le visage de Mathieu se confondant avec l'écume de l'Atlantique ! Mon poing se crispa sur mon crayon.
— Enflure ! crissai-je à l'attention de ce faciès trop ressemblant, à deux doigts de lui cracher dessus.
Expirant bruyamment pour tenter d'évacuer ma frustration et ma contrariété, je rejetai sans ménagement mon matériel de dessin, sautai sur mes pieds et ouvris grand la porte. J'avais à peine descendu trois marches qu'elle claqua violemment contre le chambranle, comme en réponse à ma rage inexprimée. Celle d'en face s'ouvrit une poignée de secondes plus tard et la tête de Thomas surgit dans le couloir.
— Lucile ! rugit-il. Combien de fois t'a-t-on répété de fermer ta porte quand ta fenêtre est ouverte ?
Tête rentrée dans les épaules, je lui fis mes plus plates excuses, persuadée que nous en resterions là. Je me trompais. À son tour, Pauline apparut et me blâma sur mon manque de respect envers le voisinage. À leurs récriminations, je haussai les épaules, désinvolte, et leur signifiait que le bureau des plaintes était fermé à cette heure. J'étais finalement ravie de pouvoir déverser ma frustration sur quelques âmes charitables. Très vite, par le truchement de l'inimitié immémoriale entre Pauline et Thomas, la querelle s'éloigna de l'épicentre, à savoir moi. Alors, je m'éclipsai au rez-de-chaussée et entrai dans la cuisine, l'appétit creusé par ce début de matinée affreusement réussie.
Un peu plus tard, l'estomac rassasié, les cheveux attachés en deux couettes expéditives, un gilet enfilé par-dessus ma marinière et mon short et mon matériel de dessin dans un cabas, je partis pieds nus à la plage.
Le soleil, encore bas dans le ciel, mélangeait les couleurs pâles. Ça me faisait toujours quelque chose de voir ce moment particulier de la journée. Avec l'aurore, renaissaient la faune et la flore. Les fleurs s'épanouissaient, les oiseaux pépiaient à tue-tête, les feuilles avaient l'air douces, l'herbe était comme une caresse et la terre et le sable, rendus frais par la nuit, se moulaient à la plante des pieds. Et pour couronner le tout, la rosée avait le don de décupler les senteurs de la terre.
L'océan m'apparut dans son écrin bleu-vert, dernière touche enchanteresse au tableau qui se peignait devant mon regard émerveillé. De là où je me trouvais, je distinguais quelques nageurs téméraires, des coureurs et des promeneurs matinaux.
Un goéland plana près de moi et je me rappelai que maman irait sûrement acheter du poisson frais à la criée. J'aimais l'ambiance si particulière de cet endroit. Les volatiles marins témoignaient de leur présence en espérant obtenir un ou deux poissons avec un supplément de crustacés. Certains s'aventuraient même dans les bateaux à quai mais s'en faisaient vivement chasser. C'était d'un comique ! Ils se disputaient le morceau attrapé dûment ou chapardé, c'était selon. Le partage ne faisait définitivement pas partie de leur langage ou de leurs valeurs.
Je m'assis en tailleur au pied d'une dune, parmi les bouquets d'oyat, cette graminée inhérente aux bords de mer. Fusain et pastels en main, les heures filèrent sans que je m'en aperçoive. À l'instar de Monet et de ses acolytes impressionnistes en leur temps, je pouvais rester des heures à observer les nuances se succéder au fur et à mesure de l'évolution du soleil. Avec son ascension, certaines s'estompaient, d'autres jouaient avec ses rayons. Ainsi, l'astre modifiait imperceptiblement l'atmosphère d'un paysage.
Si je n'avais pas mis ma montre ce matin, j'aurais oublié de rentrer à midi. Mais dès que le repas fut digéré, je regagnai mon observatoire et peignis tout le reste de l'après-midi sans ressentir la fatigue ou la lassitude. Ce ne fut que le soir que l'épuisement s'abattit sur mon corps.
Pourtant, malgré la fatigue et mes paupières lourdes de sommeil, le jeu Action ou Vérité revint me hanter. La caresse des lèvres de Mathieu, les effluves de chlore et d'eau salée mêlées, ses doigts sur ma nuque, nos bustes à se toucher...
Horrifiée par le cours de mes pensées, je plaquai les mains sur mon visage et me recroquevillai sur moi-même. Du grand n'importe quoi ! Je ne céderai jamais, ô grand jamais, à une attirance passagère, idiote, invraisemblable. Je ne comprenais pas comment c'était possible, comment j'avais pu laisser une chose pareille m'enchaîner alors que je refusais catégoriquement de tomber amoureuse de qui que ce soit. Je tiens à ma liberté, merde ! tempêtai-je en mon for intérieur. Ça va me passer, ça ne peut que passer, m'efforçai-je de me répéter. Avec un peu de chance, tu vas finir par le croire, se gaussa ma conscience. Tu ne peux pas être un tantinet compatissante à mon malheur de temps en temps ? m'exaspérai-je. Ça, c'est du ressort de ton cœur, rétorqua-t-elle. Manquerait plus qu'il se rajoute à nos discussions ! pouffai-je. Ne le tente pas trop, il en piaffe d'envie, marmonna justement ma petite voix.
Un rire incrédule m'échappa. À quoi pourrait donc ressembler une conversation avec ces deux-là ? Certainement à mourir de rire mais les tiraillements entre leurs avis seraient clairement insupportables, réfléchis-je.
Pour essayer de remettre de l'ordre dans mes pensées, je me précipitai dans la salle d'eau me rafraîchir le visage au robinet. De retour dans ma chambre, je sautai dans mon lit où venait de s'inviter Dynamo. Enfouissant le nez dans son pelage, j'y puisai un peu de quiétude.
VOUS LISEZ
La Nostalgie de l'horizon marin
RomanceLeurs familles sont amies. Ils se détestent. La guerre couve entre eux. Lucile vous dirait que Mathieu est un insupportable enquiquineur qui ne mérite que mépris. Mathieu vous affirmerait qu'il n'aime rien tant qu'asticoter cette incorrigible peste...