Sans fin

Chapitre 6

Pdv Emma

C'est ridicule, mais à vingt ans la cabine des toilettes est encore le seul endroit où je cours me réfugier, lorsque le monde extérieur me paraît insurmontable. Le fait de pouvoir verrouiller la porte en est certainement l'une des principales raisons. En tout cas, si Matthew ne me trouvait pas déjà bizarre, on peut dire que maintenant ça doit être le cas.

Après plusieurs minutes dans cette bulle au confort primaire, je sors enfin pour aller rapidement auprès des autres pour les soutenir. Dans le brouhaha ambiant où tout le monde a revêtu son kimono, j'essaie de revenir le plus discrètement auprès de mes coéquipiers pour encourager les deux derniers à combattre. C'était sans compter sur Lucas, dont le mot discrétion ne semble pas faire partie de son vocabulaire.

- Emma, franchement je crois que tu es le meilleur recrutement de l'équipe ! dit-il bien fort, pour embêter le reste de l'équipe.

- On est une équipe donc il n'y a pas de meilleur, rétorquai-je faiblement.

Lucas n'est pas désagréable, mais les personnes extraverties m'intimident réellement, ne sachant jamais comment répondre à leur blague. Heureusement il passe vite à autre chose me permettant de reprendre mon courage à deux mains, pour diriger de nouveau mon regard vers les gradins. Elle est toujours là, je la reconnaîtrais entre mille, malgré le fait que la dernière fois que je l'ai vu nous avions toutes les deux dix ans. Mais une rousse, avec les yeux verts émeraudes, et un sourire creusant deux fossettes ne s'oublient pas si facilement.

Malheureusement ce n'est pas vraiment que ses traits physiques qui me font me souvenir d'elle aussi nettement. Ça a été la seule amie que j'ai eu durant mon enfance. Nous étions dans la même classe de nos huit ans à nos dix ans, elle était passée outre mon côté très timide, et nous allions régulièrement chez elle le mercredi après-midi. Mais au bout de deux ans, elle a commencé à croire que je ne l'appréciais pas tant que ça, ne l'invitant jamais à la maison.

Bien entendu la raison était tout autre, ne pouvant pas l'inviter lorsqu'il était présent. Mais un jour, en la voyant pleurer parce qu'une nouvelle fois j'avais refusé de lui montrer ma maison, mon cœur s'est brisé, allant faire des pieds et des mains auprès de ma mère, pour qu'elle puisse venir chez nous le lendemain après-midi. Ma mère a finalement accepté pour qu'elle vienne deux petites heures jouer à la maison, lui ne devant pas y être.

On a joué pendant une heure et demie dans ma chambre, ma mère nous ayant fait des cookies. Je me souviens qu'à ce moment-là, je me suis dit que finalement tout n'était pas si noir dans ce monde, et que j'avais enfin une super amie, avec qui je pourrais grandir en riant aux éclats sans se soucier du lendemain. Sauf qu'il est rentré plus tôt que prévu, et mon corps entier s'est pétrifié de peur à l'idée qu'il puisse lui faire du mal. Toujours dans ma chambre, des éclats de voix ont commencé à éclater entre ma mère et lui, et le regard terrifié de Kristen à mes côtés, ne s'est jamais effacé de ma mémoire. Lorsque la porte s'est ouverte avec fracas pour laisser entrevoir sa fureur, par instinct je me suis mise devant mon amie pour tenter de la protéger. Il m'a hurlé dessus, me disant que je n'avais pas à inviter des inconnus sous son toit, accompagnant pour la première fois le geste à la parole, me giflant si fort que j'ai perdu l'équilibre.

Un regard avec ma mère a suffi pour me faire comprendre de vite partir de la maison, pendant qu'elle allait subir la violence de ce monstre, pour me protéger. Une fois dans la rue, Kristen a énormément pleuré, et c'est à ce moment-là que j'ai décidé qu'il était dorénavant hors de question que quiconque subisse cela par ma faute. Et bêtement, je lui ai fait promettre d'en parler à personne et surtout pas à ses parents. En ouvrant de nouveau la porte d'entrée, j'ai compris que cette journée-là était loin d'être terminée...