Chapitre 11

42 4 0
                                    

Je n'ai jamais été une très bonne danseuse, mais ici, il n'y a aucune pression. Je n'ai pas revu Ricky depuis qu'on s'est fait surprendre, je n'ai absolument personne à impressionner, je m'amuse. Je danse avec un petit garçon qui est très courageusement venu m'inviter pour un rock. Il se débrouille dix fois mieux que moi et me met la honte. Très fier de lui, il m'abandonne seule sur la piste pour le prochain morceau, sûrement pour partir à la recherche d'une meilleure partenaire. Je reconnais les premières notes d'un slow et me dirige vers ma chaise. Je n'ai pas très envie de me coller à des étrangers, et de toute façon, le môme m'a épuisée ; j'ai les pieds en compote.

— Si je demande gentiment, tu crois que tu voudrais danser avec moi aussi ?

Je ferme les paupières. J'aurais dû m'y attendre, il débarque systématiquement de nulle part exclusivement pour me contrarier. Mais je n'ai pas le courage de lui mettre un vent, surtout que je note l'effort qu'il a mis dans la forme ; pour une fois, pas de cynisme, pas de sarcasme. Une phrase polie et construite, respectueuse. Une demande à danser de gentleman. Je plaque un sourire sur mes lèvres et lève les yeux vers un Tiago habillé de noir de la tête aux pieds, avant d'acquiescer. Il prend ma main et m'attire vers la foule des danseurs, qui tournent lentement, enlacés. Un poids dans ma poitrine m'empêche de respirer profondément, et j'ai l'impression que mes oreilles sifflent. Tiago est grand, et c'est un vrai problème pour passer mes bras derrière son cou, sans être complètement plaquée à lui. Sans rien dire, il saisit ma main, et me prend par la taille, très chastement ; ma tempe se retrouve calée contre son épaule, une paume sur son torse. Je sens son parfum d'herbe et de bois, et j'aurais aimé qu'il ne me fasse pas tant tourner la tête. La situation me stresse, mes jambes sont raides, mais sa paume est chaude et ferme, et il me guide avec assurance. J'essaye de m'imaginer dans les bras de Ricky, ais mon malaise ne se dissout pas. Sous mes doigts, je sens les muscles de son torse se mouvoir en rythme. Franchement, s'il n'était pas si détestable, il aurait sûrement toutes les filles du coin à ses pieds. D'ailleurs, je ne sais rien de lui, peut-être y a-t-il quelqu'un dans sa vie ? Mais ça m'étonnerait.

J'ai presque l'impression de me débrouiller pas trop mal. Il ne me marche pas sur les pieds, je suis ses mouvements sans trop de difficultés et ça m'énerve de m'avouer que c'est plutôt agréable. Petit à petit, je me détends. Il me fait tourner, et mon nouveau foulard doré virevolte en me donnant des allures de danseuse exotique. Emportée par mon élan, je me retrouve complètement plaquée à lui, ses bras autour de moi, pendant deux secondes à peine. C'est suffisant pour que le rouge me monte aux joues. Il desserre ses bras et je prends une grande inspiration en retrouvant une distance qui me convient.

— C'est moi qui te fais cet effet-là Geneva ?

J'ai fait ce que je pouvais pour cacher ma gêne, mais il a dû la percevoir malgré tout. Ce n'est pas lui qui me fait un quelconque effet, c'est la situation qui est inconfortable. Le rire dans sa voix me fait grincer des dents, je n'ose pas lever les yeux vers lui de peur de rougir encore plus. J'ai eu assez de quelques rencontres avec lui pour savoir qu'il s'apprête à se foutre royalement de moi, alors je ne réponds rien et me prépare à garder mon calme face à ses provocations. Tout en continuant de danser, je le sens passer la main dans la poche de ma veste, et en extraire la petite figurine que j'ai gagnée dans l'après-midi.

Il est gonflé le mec !

Il s'écarte de moi pour admirer son butin et éclate de rire. Je comprends qu'elle formait une bosse dure dans ma veste. Je retiens à grand peine un large sourire ; je ne veux surtout pas qu'il pense que j'apprécie sa blague, surtout quand il suggère que danser avec lui ferait bander mon pénis imaginaire. En cherchant une porte de sortie, mon regard croise celui d'Andie ; elle nous épie avec une certaine incrédulité. Je fais semblant de ne pas l'avoir vue.

Je danse encore chastement un slow ou deux avec Tiago – histoire d'être polie – avant de prétexter avoir soif pour détacher nos deux corps l'un de l'autre. On ne pourra pas me reprocher de ne pas faire d'efforts, même si, franchement, je ne devrais pas. Au moins, il a été drôle. Peu causant mais agréable. Et puis il ne s'agit que de danser après tout. Mais si Ricky nous voyait comme ça, je suis à peu près sûre qu'il pèterait un plomb. Je passe prendre une bière au bar et sors la savourer dehors. Il a cessé de pleuvoir et le ciel est d'un noir d'encre. L'air sent un mélange de graisse, de viande trop cuite et de goudron mouillé. Les stands sont déserts ; quelques grills rougeoient encore ; une bande de papys fume la pipe autour d'une partie de carte sous une tonnelle.

Tiago me suit et lève ma figurine – qu'il avait gardée pour qu'il n'y ait plus de malentendu – au niveau de ses yeux.

— Il ressemble à Meadow, dit-il dans un souffle à peine audible.

— C'est qui Meadow ?

Quelle crétine, évidemment, c'est son cheval noir, le monstre avec lequel il nous a effrayés, Willow et moi. C'est vrai que le jouet dégage une sauvagerie indomptable qui évoque sa monture.

— C'est le cheval de mon père.

Je ne m'y attendais pas. Comment ça son père ? Il y en a un autre de la même famille dans le coin ? Je pensais qu'il était venu s'installer là, comme ça. En fait, je n'y ai jamais réfléchi. Pour moi, il était là et c'est tout.

— Il habite avec toi ? Je ne l'ai jamais rencontré.

Il a un sourire triste en me rendant le petit cheval.

— Il est mort.

Je regrette immédiatement d'avoir posé la question. Deux rides creusent son front, profondes, douloureuses. Je n'ai plus envie de rire ou de me moquer de lui mentalement. Je prends une gorgée de bière pour me donner une contenance, et lui laisser le temps de poursuivre, s'il le veut. J'ai subitement l'impression qu'il est moins grand, moins musclé. Moins énervant.

— Il y a six ans. D'une crise cardiaque. C'était le meilleur copain de Craig, ils étaient inséparables.

De nouveau ce sourire triste.

— Avant Dwayne, c'était lui le grand vainqueur du concours de mangeur de saucisses. Tous les ans. Et tous les ans, Craig prétendait qu'il gagnerait. Sauf que ce n'est jamais arrivé, reprend-il tendrement.

Je comprends mieux l'importance de cette compétition pour le père d'Andie tout à coup, et ça me touche. Le vieil homme bourru, en avalant les saucisses, rendait en quelque sorte hommage à un ami cher. Et la soirée na pas dû être évidente pour Tiago non plus. A sa place, je n'aurais probablement pas eu envie de m'amuser, et encore moins de danser et de plaisanter avec l'Européenne de passage.

— Je vais te laisser t'amuser, merci pour la danse, dit-il en s'éloignant.

— Attends ! Tu me ramènes.

J'ai décidé ça sur un coup de tête, ça me semble être la chose la plus sensée à. Je n'ai plus envie de danser. Je le rattrape sans lui laisser le temps de répondre et passe mon bras sous le sien.

Quand son pick-up s'arrête devant Thompson Blossom, nous restons un moment silencieux. J'ai l'impression que je devrais dire quelque chose à propos de son père, mais nous sommes restés silencieux sur le trajet, et parler maintenant semble incongru. Et puis je lui dirais quoi ? J'espère qu'il ne voit pas combien tu es arrogant de là où il est ? S'il était comme toi, le monde se porte probablement mieux sans lui ? Je fais taire la petite voix mesquine dans ma tête d'un froncement de sourcil. Après cette soirée, je n'ai pas envie de le détester autant qu'avant. J'ai envie de lui offrir un répit. La sonnerie de mon téléphone nous fait sursauter.

— C'est Andie, je dis sur un ton d'excuse.

— Précise bien que je ne suis pas un si mauvais danseur, tu veux bien ?

Je n'ai aucun doute sur le fait qu'il l'a vue nous espionner, et qu'il s'attend à ce que je doive livrer un rapport complet. Je décroche, sors de la voiture, et me penche pour récupérer mon sac. Au passage, je dépose la figurine du cheval noir sur son tableau de bord.


TornadesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant