Chapitre 21

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Quand on rentre finalement, plusieurs pick-ups sont garés dans l'allée. Heureux de notre petite escapade, on descend de voiture en plaisantant, le cœur léger, plus complices que jamais. Je n'en suis pas encore consciente, mais la petite voix en moi sait très bien que je suis mal barrée, que j'ai foncé tête baissée, comme un bon Saint-Bernard, vers le Tiago abimé que j'ai découvert, et que ça risque faire très, très mal.

Dans la cuisine, j'entends un cri. Strident. On se regarde, moitié inquiets, moitié confus. Une petite femme déboule par la porte, cheveux en bataille, et fonce sur nous en criant, en pleurant. Elle bouscule Tiago sans plus de cérémonie et se jette sur moi ; je reste éberluée.

— Maman?!

En fait, c'est Maman, Papa et Julie. Je comprends mieux pourquoi je n'ai pas réussi à les joindre en sortant de la cave. Ils étaient dans l'avion, bien décidés à débarquer ici. Jessica et Craig les ont bien entendu contactés quand ils se sont aperçus que j'avais disparu, et leur ont expliqué la situation du mieux qu'ils ont pu, mais mes parents ne parlant pas anglais... Et les voilà, assis dans la grande cuisine, un thé à la main. Ma mère ne me lâche pas ; elle s'agrippe à moi et me serre si fort que ses os se plantent douloureusement dans mes cotes. Elle et mon père se sont tellement inquiétés qu'ils font peur à voir.

Julie de son côté a l'air parfaitement à l'aise. Elle lance des regards appuyés en direction de Tiago qui est très attentif à ce que mes parents disent. Il doit confronter la discussion avec son maigre dictionnaire de français. Je sais très bien de quoi Julie va me parler à la seconde où on sera seules. À partir du moment où elle constate que je vais bien, la vie reprend son cours.

Pour le moment, je m'emploie à faire la traduction entre ce que mes parents et les Thompson essayent de se communiquer, mais la tâche n'est pas mince : ça part dans tous les sens. Mes parents sont furieux que j'aie été mise ainsi en danger, et je lis la culpabilité dans les yeux de Craig et Jessica. En attendant mon retour, j'imagine que Julie a pu discuter avec les Thompson et expliquer à mes parents ce qui s'est passé. J'essaye d'apaiser les esprits comme je peux, mais ma mère ne me laisse pas en placer une et se lamente en français au milieu de la cuisine.

— Et tu étais enfermée dans cette cave ! C'est atroce ! Ma pauvre chérie !

Puis, dans un sursaut d'inquiétude, elle se reprend et retrouve son rôle de mère trop protectrice :

— C'est vous hein ! crie-t-elle en pointant un doigt accusateur sur un Tiago désarmé. C'est vous qui l'avez enfermée là-dessous ! Il t'a fait du mal ?

Notre étreinte de la nuit me revient en mémoire, nos disputes aussi ; je lui ai reproché de nous avoir enfermé dans cette cave. Je ne démens pas assez vite. Ma mère blêmit. Ma gorge se serre. Tiago fait un pas en arrière, interdit. Je n'arrive pas à parler.

— Je le savais !

— Enfin Suzanne, calme-toi ! essaye de tempérer mon père, qui foudroie malgré tout Tiago des yeux.

— De toute façon, Manon rentre avec nous. Tout ça est fini.

Je suis mortifiée. Leur comportement est inadmissible, mais je leur trouve toutes sortes d'excuses. Ils ont eu peur, ils arrivent dans un endroit qu'ils ne connaissent pas, chez des gens qu'ils ne connaissent pas, dont ils ne parlent pas la langue, ils sont excédés après un long voyage angoissant... moi aussi dans cette cave, prise par la panique, j'ai pété un câble, j'ai eu des pensées et des mots que j'ai regrettés. Et les voir apparaître ainsi m'a fait perdre tous mes moyens. Je me retrouve transportée quelques mois auparavant, dans les habitudes d'une jeune femme que je ne reconnais plus, docile, timide, incapable de se faire entendre. Je suis battue ; au milieu de ce cauchemar, je ne trouve pas la force de les contredire.

— Oui, je souffle en regardant mes pieds.

Je reste là, figée par la violence de la situation. Tiago s'échappe par la porte de la cuisine, il fuit. J'entends le pick-up démarrer en trombe et les pneus crisser pour l'emmener Dieu sait où. Maintenant qu'il n'est plus là, je me fous de ce qui peut arriver. J'abdique. C'est la fin du voyage.

C'est Julie qui monte au front. Elle embobine ma mère en trois secondes chrono et parvient à faire sortir mes parents de la maison. Avec un regard entendu, elle m'encourage de prendre mon temps.

La cuisine ressemble à un champ de bataille. Il y a des petits bouts métaphoriques des Thompson et de moi-même un peu partout. Mais celui qui en a vraiment pris plein la tête, c'est Tiago. Mon cœur se serre. J'entends encore la voix de ma mère en échos tranchants, et j'ai l'impression d'avoir moins bien survécu à cette deuxième tornade qu'à la première. Je me répands en excuse auprès de Craig et Jessica qui n'ont rien compris à ce qui s'était passé. Ils sont choqués, mais leurs yeux bienveillants comprennent. Ils sont parents, ils se sont inquiétés eux aussi, et sont capables de pardonner la violence d'une mère terrifiée.

— Nous pouvons prendre un vol après-demain, annonce mon père en faisant défiler les informations sur son téléphone.

— J'aimerais bien avoir un peu plus de temps..., j'ose.

Maintenant que nous sommes dans l'intimité familiale et que les hurlements ont cessé, je retrouve un peu de lucidité. Face au silence de mes parents, je poursuis, d'une voix un poil plus assurée :

— J'ai passé des super moments ici, et je ne peux pas partir comme ça, comme une voleuse !

— Bien sûr que tu peux.

— Je me suis engagée auprès du maire de la ville. Il m'a demandé de remanier le site web de Baxton. Ça ne serait pas professionnel de rompre mon engagement. Je dois le rencontrer bientôt !

J'ai touché juste. Je vois passer la surprise, la stupéfaction, la fierté sur leur visage. Ils ne s'attendaient absolument pas à ça. Ça ne faisait pas partie du plan. De leur plan.

Je me félicite d'avoir pensé à cet argument imparable. Et je remercie infiniment la moi courageuse qui a envoyé cet e-mail au maire de Baxton. J'ai omis de mentionner que mon Master était en jeu, mais, que je réussisse ou pas, ils le découvriront bien assez tôt. Sans ça, j'étais bonne pour faire ma valise, et j'étais dans l'avion à la première heure le surlendemain.

— Très bien, fini par dire mon père. Nous resterons jusqu'à ton entretien. Ensuite, on rentre.

Je sors de cette conversation avec un sentiment plus que mitigé. J'ai réussi à gagner un peu de temps, j'espère les convaincre de repartir sans moi. Et en même temps, je n'ai pas su m'opposer à eux, leur exprimer ce que je veux vraiment. Et ça me mortifie.

Mes parents se sont calmés et ont conscience qu'ils sont allés trop loin. En revenant à la raison, ils sont partis acheter quelques bonnes bouteilles et une invraisemblable quantité de nourriture dans l'idée de se faire pardonner. Mon père, le cuistot de la famille, a tenu à participer à la préparation d'un dîner olympien, et je l'ai observé du coin de l'œil se bagarrer avec Jessica et Martha, chacun dans sa langue. Un joyeux bordel qui a pourtant donné naissance à des plats grandioses. Nous avons installé les tables dehors et nous partageons un moment gai et joyeux. Le retour au calme me rassure. Je me dis que si mes parents se rendent compte de la bienveillance et de la joie qui règnent à Thompson Blossom, ils seront dans de meilleures dispositions et j'ai plus de chances qu'ils acceptent de rentrer sans moi.

La soirée avance, et je ne peux pas tout traduire. Observer mon père mimer pour essayer de se faire comprendre est à mourir de rire. Tout le monde s'amuse beaucoup. Julie est en grande discussion avec Andie et je ne doute pas une seconde que le courant passe entre ces deux-là. Tout mon univers converge en ce tout petit point de la planète ; les gens que j'aime sont ici. Fin mai, la soirée est agréable, et les odeurs végétales envahissent l'atmosphère. Lovée dans un large fauteuil, enroulée dans un plaid, je sirote un verre de vin blanc, le ventre et le cœur bien rempli. J'observe Ricky et Booker qui discutent tranquillement. Craig a sorti une vieille guitare en métal et en tire des sons étranges et envoûtants. Malgré tout, j'ai un creux au fond du ventre depuis que Tiago s'est discrètement échappé pour aller se coucher. Demain, j'irai lui parler pour excuser mes parents, pour lui expliquer. La légèreté a repris ses droits, j'espère de tout mon cœur pouvoir rester, mais j'ai peur. Parce que je viens de comprendre qu'en partant, j'ai beaucoup à perdre.


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