Chapitre 18

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Trois quarts d'une bouteille de vin plus tard, je n'ai plus soif. Mais je suis parfaitement pompette. Et Tiago aussi. Nous avons rapidement oublié notre discussion pour retrouver une légèreté bienvenue et pour la première fois depuis que nous sommes dans cette cave, j'ai l'impression de respirer. Il m'apprend à jouer au Crazy Eights, un genre de Uno. J'essaye de suivre, mais c'est vraiment compliqué.

— Donc là, je peux mettre mon trois de trèfle, j'annonce, concentrée.

— Oui, mais tu dois piocher, parce que la carte précédente est un carreau.

Ce jeu n'a aucun sens. Mes épaules s'affaissent de désespoir, je ne comprends rien à ces règles débiles. Je suis pourtant loin d'être bête ! Soudain, je suis prise d'un doute, et lève des yeux suspicieux sur lui, les paupières plissées. Quand je vois sa moue, c'est une certitude : il invente des règles depuis le début, et ça fait un moment qu'il se fout de moi ! Je rugis et envoie voler dans sa direction la vingtaine de cartes qu'il a réussi à me faire piocher ; les bouts de cartons retombent autour de nous comme des feuilles mortes, au milieu de nos éclats rires.

— Tu devrais avoir honte, je glousse en le pointant du doigt.

Il est hilare. Je souris, le cœur gonflé de chaleur à le voir s'esclaffer ainsi, simple et gai. Manon, ma vieille, tu te ramollis... susurre la petite voix dans ma tête. Je la fais taire. Oui, je me ramollis, et alors ? Je vais peut-être passer mes dernières heures avec lui, donc... Il reprend son souffle après quelques secondes et finit sa bouteille d'une traite.

— Ça va te sembler bizarre, mais ça faisait très longtemps que je n'avais pas passé une aussi bonne soirée, annonce-t-il gaiement.

— C'est en effet assez bizarre.

— Cette partie de carte surpasse de loin nos quelques danses à la fête de la saucisse, reprend-il dans un sourire.

Mon sang se glace. Il est sérieux de parler de ça maintenant ? Il faut être un vrai crétin pour retourner le couteau dans la plaie comme ça... Un bâillement de dinosaure et l'alcool dans mes veines m'empêchent de le lui faire remarquer à voix haute. Il doit être super tard.

— Je vais aller dormir, j'annonce d'une voix froide.

Je jette un œil vers mon matelas de fortune, et grimace :

— On a deux solutions : soit tu trouves miraculeusement une dizaine d'autres boîtes de vieilles fringues pour te faire un matelas et un semblant de couverture, soit tu dors dans le froid et à même le sol. Moi j'ai déjà mon lit, je dis en le voyant scruter les étagères.

Il me regarde, ne sachant pas si je plaisante ou pas. J'ai envie qu'il paye, mais pas de sa vie. J'ajoute :

— Sinon, on partage mon super matelas super confortable et personne ne meurt de froid.

***

Je suis frigorifiée malgré les trois vestes dans lesquelles je me suis enroulée. J'essaie de contenir mes tremblements pour ne pas déranger Tiago, mais c'est impossible. Mes dents s'entrechoquent et leurs claquements résonnent lugubrement contre les parois de ciment. Dans mon dos, mon compagnon d'infortune est immobile. Je l'entends à peine respirer, calmement, régulièrement. J'envie son sommeil, mais je pense que je serais incapable de rêver paisiblement comme il a l'air de le faire. Dans mon cas, je parierais plutôt sur une partie de chasse angoissante dans laquelle je suis la proie et la tornade, le chasseur.

— Viens contre moi.

Je sursaute magistralement. Il ne dormait pas du tout. Ou alors je l'ai réveillé ? Non, sa voix est claire, et quand je me retourne, je distingue dans la pénombre qu'il a les yeux grands ouverts et fixe le plafond. J'hésite ; il ouvre un de ses bras et soulève la lourde veste en fourrure qui le recouvre. Soit je meurs de froid, soit je meurs de honte... Choix difficile ! Il m'attire contre son torse et je cale ma tête au creux de son épaule, en rapprochant mon corps et mes trois vestes de lui.

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