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Les voix étaient ténues, lointaines. Je m'y raccrochai, incapable de savoir combien de temps je serais capable de garder prise sur la réalité. L'une était masculine, l'autre féminine. Non, en fait, il y en avait deux masculines. L'une était rocailluse, bourrue et grinçante, tandis que l'autre était posée et ferme, quelque peu sévère. Celle de la femme, qui parlait actuellement, trahissait une colère qui la faisait dérailler dans les aigus en fin de phrase.

— Non mais vous n'allez pas bien ? Quand vous tentez vos... expériences de malade, vous devez me prévenir ! Vous savez que je passe la moitié de mon temps à rattraper vos catastrophes !

C'était une Eir, j'en étais plus ou moins certaine. J'avais beau avoir les yeux fermés et l'impression que mon esprit essayait désespérément de s'extirper d'une mare boueuse dans laquelle il aurait plongé, je connaissais ce ton, ces remontrances. Je reconnaissais les reproches qu'on m'avait mille fois fait, que j'allais trop loin, que je m'exposais trop. J'eus envie de rire, mais une seconde voix, celle qui était plus douce et chaude.

— J'aurais particulièrement apprécié de pouvoir être présent.

— Oh, vous n'allez pas en faire tout un plat ! ronchonna le dernier participant de la conversation. Cette demoiselle est une guerrière-née. J'ai jamais vu quelqu'un qui ne flanche pas quand les premiers os se brisent, et pourtant, elle n'a pas battu d'un cil.

Je n'étais pas une guerrière-née. Ekrest m'avait bâtie ainsi, façonnée, transformée.

— Et ce qu'elle risque ? pesta la fille d'Eir, exactement comme je l'escomptais. Elle est jeune, elle ne connaît pas encore ses limites. Vous auriez assumé d'avoir sa mort sur les épaules pour votre petit... défi personnel ?

— Elle n'est pas morte, n'est-ce pas ?

— Elle vous entend... marmottai-je d'une voix rauque.

— Oh ! Attends, ne bouge pas.

Une main douce se posa quelque part près de ma clavicule, un flux d'énergie me parcourut, laissant derrière lui un vide qui sonnait creux, comme un manque immédiat et douloureux. Je réalisai que j'avais faim. Mais, plus que cela, j'avais une terrible envie de replonger dans la brume cotonneuse du sommeil.

— Il ne t'a pas fait de mal j'espère ? m'interrogea la fille d'Eir.

— Non, j'ai... accepté...

Je me sentais dériver. L'appel du néant était trop fort, mon ancrage dans le réel s'effilochait comme une peau de chagrin. Je sentis tout juste le contact des bras qui me soulevaient presque sans effort du sol, le vide sous mes pieds, un instant avant que je ne décroche à nouveau et que le coma réparateur ne m'avale pour de bon.


Je n'émergeai que près de vingt-quatre heures plus tard, lorsque le flux magique eût décidé que j'avais plus ou moins fini de récupérer. Les paupières papillonnantes, j'ouvris les yeux au milieu de ce qui me semblait être la journée. Notre chambre, à Kalyan et moi, était pour une fois étonnamment déserte. Kal semblait être sorti, sa moitié du lit parfaitement pliée, son coussin épais redressé ne portant même plus la marque de sa tête. Au jugé, j'estimai qu'il devait être entre onze et treize heures. Mon estomac hurlait famine malgré la perfusion sur laquelle une Eir m'avait branchée.

Patiemment, je fermai les yeux, comptai mes battements de cœur jusqu'à arriver à trois cents, le temps que mon esprit réintègre parfaitement mon corps, que celui-ci se rende compte qu'il était de nouveau opérationnel, et que les premiers accès de faim et de doute me quittent. Puis, je levai une main au-dessus de mon visage et, lentement, créai une nuée d'étincelles qui enveloppa ma main, crépitant au point de provoquer un petit nuage de fumée. Et alors seulement, lentement, je me redressai, et retirai l'aiguille logée dans mon bras, coupant l'afflux de nutriments, et regardai l'heure.

Le Cycle du Serpent [III] : L'Hiver des MaisonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant