Interlude

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Les dieux ne rêvent pas, ou en tout cas, ne se font pas emprisonner dans leurs rêves. D'habitude, ils préfèrent intervenir dans les songes des humains, les guider ou les tourmenter, en fonction de leur humeur. Mais pourtant, cette fois, c'est Thor qui s'est fait piéger. Projeté au pied d'Urdabrunnr par les monstres qui maîtrisent sa destinée et à qui il essaie de se soustraire, il se débat dans un filet de racines qui l'ont emprisonné dans une cage aussi solide que l'acier. Les trois mégères lui font face, debout côte à côte dans l'ordre croissant. Cette fois, la plus jeune a l'allure d'une petite fille au regard sévère, au visage fermé. Elle a une voix haut perchée, mais malgré le ton enfantin, la puissance qui se cache derrière se réverbère jusque dans les plus petits brins d'herbe.

— Tu étais censé la tuer.

— J'ai échoué... murmure-t-il en suppliant en silence l'Yggdrasil que le mensonge passe.

En principe, elles ne sont pas capables de voir les trames qui leur échappent, là où l'Élue intervient. Il prie pour que la vérité soit étouffée dans les fils entrecroisés, ceux qu'elles ne peuvent pas lire.

— Comment ?

— Elle a appelé Loki.

Son expression se trouble à la mention du nom. Il joue sur ce trouble, force son hésitation pour la transformer en une pointe de peur.

— Elle a fait une invocation. Il a pris possession de son corps...

Les trois Nornes primaires s'entre-regardent, soudain incertaines. La plus âgée, une vieille mégère qui répond au nom d'Urd frémit presque en murmurant :

— Le second rituel interdit...?

Thor se crispe dans ses liens, gigote pour essayer de s'en défaire. Les Nornes sont capables de l'amener là où il ne possède pas ses pouvoirs, dans un univers où sa force ne vaut que celle d'un homme comme un autre. Un monde où il se sent totalement démuni. Et elles peuvent le faire quand elles le veulent.

Cette pensée l'emplit d'une rage dévorante qui chasse un instant la question qui avait affleuré. Un jour, même si ce sera le dernier de sa vie, il écrasera ces géantes. Il les aplatira avec Mjöllnir, écrasera leur mainmise sur le destin. Un jour, il ne sera pas le « héros » qui tuera Jörmungandr, le meurtrier sanguinaire qui a assassiné des milliers d'innocents, mais plutôt celui qui évincera les folles psychotiques qui jouent avec les vies de tous ceux qu'il côtoie.

Le temps qu'il se rappelle qu'il avait une question sur le bout de la langue, il se réveille brusquement. Évidemment, la question lui échappe. Il se redresse de son lit de fortune, un canapé certes luxueux mais malgré tout inconfortable. Au cours de sa dernière scène de ménage, Sif a fait verrouiller toutes les portes de la demeure par sa fille Syn. Depuis, impossible d'accéder à l'une des dizaines de chambres de l'immense palais dans lequel il vit. Il a hésité à se réfugier temporairement chez Heimdall, mais les monts du bout du monde sont particulièrement hostiles, et il n'aime guère la neige. Alors il subit, attendant l'éclaircie après l'orage.

Parfois, les colères de Sif sont mémorables. L'une des premières a été celle où Loki lui a rasé les cheveux. La terre a tremblé, les volcans ont explosé. Thor lui-même a juré de ne pas remettre un pied dans sa demeure avant d'avoir trouvé une solution tant elle était furieuse. C'était la pire qu'il ait vécues. Aujourd'hui, elles sont moins intenses, mais bien plus fréquentes : des scènes de ménage qui n'en finissent plus, qui lassent tout le monde, y compris eux-mêmes. La vie de couple ne leur sied plus depuis des siècles, même s'ils s'aimaient au départ.

Au fond, il sait qu'elle se sent aussi prisonnière que lui. Ils n'en parlent jamais, car même lorsqu'ils voudraient aborder le sujet, les mots s'étouffent dans leurs gorges, leurs mains restent suspendues au-dessus du papier comme si la plume était figée dans l'espace-temps. Ils n'ont pas le droit d'en débattre entre eux. Ils ne devraient peut-être même pas être capables d'y songer, mais ça, les Nornes n'ont pas pu le leur retirer.

Alors ils ruminent et ils étouffent, chacun à leur façon. Ils tirent sur leurs chaînes immatérielles, ils haïssent le monde et ce qu'ils sont eux-mêmes devenus, bien loin de ce qu'ils voudraient être. Ils enragent en silence à défaut de pouvoir hurler, impuissants, prisonniers de leur propre pièce de théâtre. Ils attendent le Ragnarök, la libération, avec un espoir tordu que leurs entraves se brisent enfin, qu'ils puissent laisser libre cours à leur rage et à leur haine.

Le souvenir de la petite fille de Loki qu'il a croisée dans les plaines de Jötunnheim transperce les pensées moroses et frustrantes du dieu. Il se fend d'un sourire au moment où la porte s'ouvre brusquement sur sa femme, qui a les poings sur les hanches et une expression qui hurle qu'elle a envie d'en découdre.

— Ça t'amuse de dormir ici ? gronde-t-elle d'emblée.

— Non, je pensais à cette gamine, répond-il en essayant de se recomposer une façade contrite.

— Laquelle ? Ta dernière midgardienne ?

— Non, l'Élue.

L'expression de Sif se crispe, puis se transforme en un rictus incertain, et encore une fois Thor se fait la réflexion que la simple mention de cette fille change décidément la donne. D'un seul coup, le poids qui leur oppressait la poitrine s'allège quelque peu, leurs langues se délient, certains mots qui n'arrivaient pas à sortir se libèrent.

— Comment est-elle ?

— Libre.

C'est le premier mot qui lui est venu, mais il enchaîne rapidement :

— Féroce. Intraitable. Prête à tout pour ceux à qui elle tient.

Le rictus de Sif se transforme en un mince sourire, et Thor ajoute avec une pointe d'affection :

— Elle tient beaucoup de son père et de sa sœur. Je pense sincèrement que tu l'apprécieras.

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Le Cycle du Serpent [III] : L'Hiver des MaisonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant