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𝓐imé





















Je ne parviens pas à dormir. Comment le pourrais-je, quand Sohane tente de se réchauffer contre moi ? Il y a ces instants où je me sens passif, étranger à la vie elle-même, mais cette distance se volatilise lorsque je suis avec lui. Il incarne une énigme que je n'aspire qu'à comprendre. Je mémorise ses traits apaisés, calmés par la légère pression qu'exercent ses doigts contre mon dos, tandis que ma gorge se noue à la moindre appréhension qui surgit. J'ai le sentiment qu'il s'agit de la première et la dernière fois que j'ai l'occasion d'être proche de lui. J'ai toujours eu tendance à envisager le pire, et penser que le malheur et le bonheur vont de pair ; quand l'un nous étreint, l'autre n'est jamais très loin. Mais pour une fois, j'aimerais que Sohane soit un bonheur constant.

            En soi, tout ceci ne m'étonne pas le moins du monde. C'est comme si, depuis tout ce temps, je savais.

            Comme si, lorsque je l'avais vu retenir des larmes de frustration face à son père, le jour où je l'ai rencontré, j'avais su qu'on en arriverait là. Sohane et moi nageons dans un océan similaire, bordé de deux rives inatteignables. Les mêmes troubles s'accrochent à nos chevilles pour nous noyer. On est faits des mêmes blessures. 

            Je ressens Sohane.

            Parce qu'il est plus facile pour un humain de deviner la douleur d'un autre, lorsqu'il a lui-même des cicatrices dissimulées.

            Le manque de sommeil n'est pas anodin, je tiens à peine sur mon cheval sans somnoler. Plus l'on s'approche de la frontière, plus l'air se charge de particules nocives. Il devient irrespirable, si bien que je passe mon temps à tousser. Il est évident qu'on s'approche d'une bataille récente. Elle est palpable à-même le sol.

            Je rejoins Sohane en tête de file, et mon estomac se serre lorsqu'au loin, j'aperçois une étendue de terre retournée. Tout a été saccagé, à l'instar de chair condamnée aux crocs d'une bête. Je me demande si les tons carmin ne sont pas un mélange de neige, de sang et de boue. J'ai mal au cœur à l'idée de devoir monter notre camp sur des parcelles de terre qui ont été asservies par les troupes ennemies. Nous dormirons là où ils ont dansé en pensant gagner notre territoire.

            Cela-dit, le roi nous a appris que Vylnes n'était pas du genre à planter un drapeau dans le sol pour rendre apparent le fait qu'ils se sont appropriés un morceau de nos terres. Ils préfèrent que ce soit si chaotique, que leur passage devienne une évidence.

            Ils jouent avec nos nerfs.

            C'est pourquoi, il va de soi que nous installions notre camp de guerre sur un lieu qu'ils ont détruit.

            Les soldats s'empressent de monter une multitude de tentes en toiles blanches, envahissant l'espace de notre présence. Celles-ci s'enfoncent de quelques centimètres dans la neige, et aucune d'entre elles n'est isolée. Une nuit ici sera l'équivalent d'un mois en pleine forêt de temps correct.

            — J'ai une question, mon général, intervient le blond qui collait Sohane la veille.

            Je m'efforce de ne pas lever les yeux au ciel quand il apparaît dans mon champ de vision. Je dois faire preuve de professionnalisme, même si c'est une tâche ardue face à cet énergumène dont le nez est plongé dans une liste écrite sur un morceau de feuille.

Le Chaos Naquit Après [Tomes 1 & 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant