La boue

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- Jules ! Réveille-toi !

Je me réveille en sursaut. Je regarde autour de moi, paniqué. Mes yeux ont du mal à s'habituer à la brume épaisse et aux doux rayons du soleil. J'aperçois mes camarades qui rangent leurs affaires. Je me lève brusquement et récupère mon sac qui jusque-là me servait d'oreiller. J'enfile à moitié ma veste et me précipite vers la foule.

Pressé par mes compagnons d'armes, j'entends des bribes de conversation : « On nous bombarde ! », « On va y passer ! » ; tout le monde a peur. Un coup de feu dans la tranchée nous stoppe tous. On panique et on se bouscule. On se cache. On a peur.

L'ennemi court. Il tire. C'est un carnage. On tente une riposte ; le sang gicle. Autour de moi, des corps tombent. Une balle frôle mon visage. Je me jette à terre. Je tremble. Je fais le mort.

J'entends les bruits de pas dans la boue. Ils s'éloignent. Je souffle. Je me relève, je saigne. En me couchant, je me suis coupé avec la baïonnette d'un soldat. Il est mort. Son corps mutilé repose à mes pieds, comme ceux de tous les soldats présents dans ces pièces. Alors une larme coule sur ma joue. Je cours rejoindre une tranchée de seconde ligne.

Je trébuche. Je tombe. Mon corps s'enfonce de quelques centimètres dans la boue. J'essaie de me relever. Ma main se pose sur un cadavre. Elle s'enfonce dans une plaie de son ventre. Le sang est encore chaud. Les boyaux s'enroulent autour de ma main quand je la ressors. Je crie.

Des soldats m'entendent et accourent. Ils sont allemands. Ils tirent sans réfléchir. La balle me lacère le ventre. Je tombe, choqué.

Ma femme, Emile, pleurera ma mort. Quand les messagers lui rendront ma médaille, quand mon corps sera déposé dans une fosse, quand nul ne saura dire qui j'étais, quand mon squelette restera au fond d'un trou, sans qu'on sache que c'est moi, quand ma seconde fille naitra, et qu'elle sera seule pour l'élever : tout le temps, elle pleurera.

Quand ma seconde fille demandera où est son père, sa mère répondra d'une voix faible : « Il est parti avec les anges. ». Quand cette même fille demandera pourquoi il y a d'autres affaires d'enfant dans cette chambre, Emile lui répondra : « Pour ta sœur. Elle est avec papa. Mais parfois elle revient. ».

J'entends les sanglots de ma femme d'ici. Elle fera comme quand notre fille est morte, elle continuera de vivre : « Bonne nuit chéri. », « Tu as faim Jules ? », « Je t'aime, mon petit mari. ».

Mon petit mari. Elle m'appelait toujours comme ça. Dès que l'on faisait quelque chose avec nos filles, elle m'appelait ainsi. C'était Emile, ma petite femme. J'étais Jules, son petit mari.

J'étais Jules, et je suis mort au front. Le seul souvenir de moi est un nom. Un simple nom sur une pierre. Jules Monopoli. Le comble, c'est que mon nom n'est même pas Monopoli. Personne ne l'a dit, parce que personne ne le savait. Ma femme était morte en couche, avec le bébé. Et je n'avais jamais eu de famille. Alors on a pensé que je m'appelais Jules Monopoli.

Je suis mort des mains des Allemands. En 1916. A Verdun. Le 18 novembre 1916. Un mois avant la victoire de la France. Mon corps est toujours quelque part, dans des vestiges. J'ai rejoint mes filles, ma femme, mes parents : je ne souffre plus.

Mais je ne suis toujours pas Jules Monopoli.

Les Contes de la LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant