Chapitre 37 - La cible

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Ça faisait longtemps, ricana Karis en son for intérieur quand elle pénétra dans la salle du Conseil. Elle avait été convoquée à l'aube par les six Maîtres, qui l'observèrent avec incrédulité à son arrivée. Garlia semblait être la plus surprise de tous, les doigts croisés et le sourcil arqué. À sa droite, le regard vide de Lumi, rivé sur le lointain, donnait à la jeune fille des frissons.

— La mémoire est une chose bien mystérieuse, n'est-ce pas ? lâcha la doyenne à son approche.

Karis hocha la tête, de peur de briser le silence piquant qui l'entourait.

— Sauf que je ne peux pas croire que tu ne te sois pas rappelée qu'un assassin ait tué ton père, cracha-t-elle.

Karis se raidit. Jil avait dû faire son possible pour couvrir son mensonge, mais il était trop gros pour que sa tante l'avale.

— Vous l'avez dit vous-même Maîtresse, intervint Lumi d'une voix faible, la mémoire est bien mystérieuse. Même moi, j'ai trouvé logique cette histoire de suicide.

Sidérée, Karis ouvrit la bouche mais se ravisa. Logique ? C'était tout ce qu'elle avait à dire sur la mort de son mari ? En même temps, il l'avait humiliée devant toute la Citadelle par son adultère. Sa mort avait dû être une libération, un signe de la justice divine.

— J'espère en tout cas que tu ne nous as pas caché sciemment cette information, intervint un Maître. Depuis le temps, nous aurions eu la possibilité de traquer l'assassin dans le ghetto des Abandonnés. Peut-être même empêcher l'attaque de tes amis.

— Ce n'est pas sûr qu'il y ait un lien entre les deux ! plaida Karis.

Elle ne pouvait pas dire au Conseil ce qu'il s'était exactement passé. Elle ignorait les conséquences qui s'abattraient sur son dos si elle leur disait que son père semblait connaître l'Abandonné. Son père serait déclaré traître post mortem, et elle... On estimerait probablement qu'elle était de la même engeance et qu'il valait mieux la bannir.

— Reconnais-tu cet homme ? soupira Garlia.

De son doigt noueux, elle traça une Clef d'Esprit. Une image s'imposa alors à Karis. Celle d'un homme à la peau cuivrée, au crâne presque rasé. Une longue cicatrice parcourait son visage, de sa joue droite à l'autre extrémité de son front. Il la fixait avec une expression de mépris, avant de se dissoudre. Les mines soucieuses des Maîtres réapparurent.

— Comment est-ce que... Vous êtes allée fouiller dans ma mémoire ? s'insurgea l'Ashkani.

Elle afficha un air amusé qui donna envie à Karis de hurler de frustration.

— Cette image ne vient pas de ton Esprit, mais de celui de Limbe. Que j'ai extraite avec son autorisation.

— Attendez, se figea-t-elle, ça veut dire q...

— Que l'assassin de ton père et l'agresseur de Limbe et Léka sont une seule et même personne, oui.

L'Abandonné n'était plus un simple fantôme de son passé, mais un homme bien réel, qui avait été à deux doigts de lui retirer son meilleur ami. Un homme qui pouvait frapper à nouveau à tout moment. Karis croisa les bras, prise par l'envie de se rouler en boule.

— M... mais pourquoi ?

— Au début, nous avons pensé cette agression s'agissait d'un acte de revendication contre les conditions que leur impose l'Orem, lui répondit une femme rousse. Puis, nous avons interrogé Léka. Après avoir agressé ton ami, l'Abandonné l'aurait attrapée elle, et lui aurait posé une question assez... déconcertante.

— Il lui a demandé quel était le nom de son père, déclara Garlia. Je te laisse faire le lien toi-même. Vous avez un peu près le même âge, vous êtes toutes les deux brunes aux yeux bleus.

— Et Léka portait ton médaillon, ajouta Lumi.

Son air éteint donnait envie à Karis de se lover contre elle, et de se confondre en excuses pour son mensonge. Mais la femme évitait son regard. Le Cœur de la jeune fille s'alourdit, se raccrochant à la sensation du souvenir de l'étreinte de sa mère.

— Tu étais la vraie cible, soupira Garlia. En tout cas, c'est ce que j'en déduis.

Karis accusa le coup sans broncher. Le jour de la mort de son père, c'était aussi elle que l'Abandonné était venu chercher.

— Je savais que je n'aurais pas dû prêter ce médaillon à Léka, bredouilla-t-elle.

La vie de Limbe était brisée à cause d'elle. Elle voulait s'effondrer sur le sol, les joues pincées pour retenir les pleurs qui lui montaient aux yeux, se faisant violence pour garder la tête haute.

— Il l'aurait sans doute attaquée même si elle ne le portait pas, tenta de la consola la femme rousse.

— Peu importe, ne nous perdons pas en détails, siffla la doyenne. L'heure est grave. Ces tentatives d'assassinat répétées à ton encontre signifie que les Abandonnés ont appris Kya-sait-comment que tu étais une Ashkani.

— Nous n'en savons rien ! protesta un autre membre du Conseil.

— C'est vrai, en renchérit un autre. Si ça se trouve, c'est un espion du Dalren infiltré parmi les Abandonnés. Cela signifierait que nos ennemis sont bien plus informés sur l'état de nos forces que nous ne le pensions.

— Ou un ancien soldat de l'armée de la reine Tirina qui chercherait vengeance.

— Mais comment aurait-il su ? objecta Karis. Je n'ai jamais utilisé ni fait d'allusion à mes trois maîtrises en dehors de la maison.

— C'est le mystère qu'il reste à élucider, admit Garlia. Mais restons prudents, nous avons déjà fait l'erreur de sous-estimer les Dalreniens par le passé.

Tous opinèrent du chef. Jil aurait été le bienvenu pour apporter un peu de chaleur et d'optimisme dans la pièce.

— Inutile de préciser que tu as l'interdiction formelle de mettre ne serait-ce qu'une oreille hors de ces murs, intima Lumi.

Karis approuva rapidement d'un geste de tête. La perspective ne l'enchantait guère, mais elle était toujours plus réjouissante que de terminer sous la lame de l'assassin.

— Et s'il parvenait à s'infiltrer ici ?

— Ça n'arrivera pas, affirma Garlia avec force. Crois-moi, toutes nos failles de sécurité ont été comblées après la guerre.

— Vous oubliez un détail : comment Sorra a-t-il été tué alors ? fit remarquer Lumi.

Karis fronça les yeux. Tout était si flou. Elle mourrait d'envie de répéter ce qu'elle avait déjà dit à Jil : ils avaient croisé la route de l'assassin près de la rivière. Pourtant, son oncle affirmait qu'ils avaient été retrouvés dans la Tour Est. La jeune fille avait beau essayer de raccorder les fils de sa mémoire, impossible de se remémorer ce qu'il s'était passé entre le moment où son père avait placé son izu sous sa gorge, et son réveil à l'infirmerie. En revanche, elle se souvenait parfaitement des yeux emplis de larmes d'Unili, quand elle lui avait annoncé que leur père n'avait pas survécu à ses blessures.

— Karis, tu nous écoutes ? l'interpella Lumi d'un ton sec.

Elle sursauta presque, marmonnant une excuse.

— En clair, tu ne bouges pas de la Citadelle jusqu'à ce que nous ayons mis la main sur cet assassin, ordonna Garlia. Nous allons demander dès aujourd'hui la permission de l'Orem pour passer Numarie au peigne fin, avec une attention particulière sur le ghetto. Cet homme ne va pas nous échapper.

Sauf s'il la trouvait en premier. Elle déglutit.

Une chose était sûre : dans les jours à venir, Karis n'allait pas beaucoup dormir.



*epic music starts*

Le mystère se dévoile doucement mais sûrement ;)

La Rivière des larmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant