Les hérétiques ne manquaient pas que de remèdes. L'assiette de Milanne – une purée de légumes – était la plus petite qu'on lui ait jamais servi. Si elle avait cru le monastère bien approvisionné avec son potager, elle comprit vite pourquoi les portions étaient si restreintes.
Il y avait au bas mot une centaine de personnes dans la grande salle où Érenn les avait escortés, faiblement éclairée par le crépuscule. Si les Dalreniens étaient en large majorité, des elfes à la peau pâle clairsemaient les groupes. En tendant l'oreille, la jeune fille réalisa que pour communiquer, ils utilisaient la langue classique, dans un parler moins fluide que celui qu'elle avait l'habitude d'entendre au palais de Rohir.
La purée était froide et insipide, mais Milanne se força à la déguster lentement pour tromper la faim le plus longtemps possible. Dire que deux jours plus tôt, elle déjeunait en compagnie de la famille de Thilste, avec tout ce qu'il fallait de mets pour remplir son estomac.
Pourtant, la joie de vivre régnait chez les elfes attablés. Érenn en était le parfait exemple, vagabondant de table en table pour converser avec ses camarades avec des éclats de rire. Une fois son tour complet, il revient se rasseoir auprès de Milanne et Thilste.
— Pardon de vous avoir délaissés, il fallait bien que je raconte nos aventures à tout le monde.
— Je m'en voudrais de t'en priver, rit-elle.
La rumeur autour d'eux cessa d'un coup. Une des portes secondaires venait de s'ouvrir, révélant une silhouette drapée de la tête aux pieds de tissus d'un gris délavé. La seule peau visible était ses mains, dont la teinte hâlée trahissait un sang dalrenien.
Érenn se leva d'un bond pour offrir son bras à la silhouette. Celle-ci s'appuya dessus pour monter sur une table, avant de sortir un livre d'une poche de sa jupe.
— Chers Sans Visages, que le Dieu vous bénisse de vous être rassemblés ici, comme vous le faites fidèlement soir après soir.
Milanne manqua de sursauter. Elle s'était attendue à la voix chevrotante d'une vieille sage. Mais celle de cette femme n'y ressemblait en aucun point, puissante et claire comme du cristal. Assis en face d'elle, Thilste avait les yeux écarquillés. Il se pencha vers elle.
— Dieu ? s'étrangla-t-il tout bas. Tu as entendu ça ?
Elle hocha la tête gravement. Mais elle n'eut pas le temps de répondre, car Érenn revenait vers eux.
— C'est l'heure de l'office, les informa-t-il. La Prophétesse la célèbre chaque soir. Vous y avez déjà assisté un jour ?
Milanne masqua son désarroi par un sourire poli avant de secouer la tête. Il n'y avait pas de Dieu, seulement des Déesses. Ces Abandonnés devaient être au comble du désespoir pour se tourner vers une divinité factice. Mais elle ne pouvait guère les en blâmer, après presque trente ans enfermés dans une ville ennemie. Une ville dont certains natifs semblaient avoir également succombés à des penchants hérétiques.
La Prophétesse ouvrit son livre.
— Reprenons où nous nous étions arrêtés hier.
— Vous n'allez pas comprendre grand-chose si c'est la première fois que vous venez ici, leur glissa Érenn. À vos têtes éberluées, j'en déduis que vous vivez normalement avec des aveugles.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? se risqua à demander Milanne.
— C'est le petit surnom que nous donnons à ceux qui sont persuadé que le Dalren reviendra nous chercher un jour, et qui continue à vénérer une Déesse illusoire. Au moins ça veut dire que vous êtes des aveugles au Cœur ouvert, vu que vous n'avez pas encore pris vos jambes à votre cou, s'esclaffa-il à voix basse.
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La Rivière des larmes
FantasyUn ciel qui s'effondre. Deux royaumes en conflit depuis des siècles. Deux Déesses disparues. Deux jeunes elfes ennemies, liées par un secret inavouable. ✷ Enfant illégitime, Karis n'aurait jamais dû faire partie des Gardiens. Mais ils ne peuvent se...