Te souviens-tu ?

7 - Monstrueux Triomphe

Suite à sa question, nous secouons tous la tête en signe de négation. Amalia est une personne brute de décoffrage, elle ne mâche pas ses mots lorsqu'elle nous parle, mais elle possède un instinct maternel puissant qui la rend très pédagogue. Personne n'a peur de dire qu'il n'a pas compris, d'exprimer ses sentiments ou même de fondre en larmes au beau milieu d'une séance. Tout ça, on en est capable parce que nous savons que notre professeure aura les mots justes pour nous aider. Pour moi, qui ai manqué de l'amour d'une mère toute ma jeunesse, ces séances hebdomadaires apparaissent comme ma maison'. Ce moment est mon chez-moi, mon refuge.

Amalia prend quelques instants avant de répondre, consciente de l'état émotionnel dans lequel nous nous trouvons.

— Ce petit monstre représente l'anorexie, une maladie psychologique dont j'ai souffert durant ma fin d'adolescence et que j'ai réussi à vaincre après six ans de luttes acharnées. C'est ce que je vous invite à réaliser avec l'activité d'aujourd'hui, « Monstrueux Triomphe ». Trouvez quelque chose contre quoi vous vous êtes battus et dont vous êtes sortis victorieux.

Autour de moi, les visages de mes camarades blêmissent. Certains ressentent déjà une perle salée frôler la lisère de leurs cils. Pour moi, c'est le néant total. Je ne vois aucune réussite dans ma vie. Même mes bonnes notes à lécole, je ne peux pas les considérer comme des victoires compte tenu de ce que j'ai dû faire pour les obtenir.

Parmi ces actes pitoyables, mes parents m'ont obligée à voler la copie de l'interrogation de mon professeur quelques heures avant de passer le contrôle. J'ai reçu la cote de 18,5/20. Mon père ma appris à laisser quelques fautes pour ne pas attirer les soupçons. Je faisais tout ce qu'il me disait, dans l'espoir de récolter un jour leur amour. Et cette histoire est loin dêtre la pire chose que j'ai commise.

Je fouille dans ma mémoire à la recherche d'une bataille que j'aurais remportée, mais j'ai l'impression de n'avoir rien réussi dans ma vie. D'un signe de la main, j'appelle Amalia.

— Si par hasard je n'ai pas de triomphe, est-ce que — éventuellement — je peux réaliser un autre exercice ?

Je prends autant de pincettes que je le peux, sachant déjà qu'Amalia ne sera pas d'accord. Son visage s'adoucit à l'entende de ma revendication. Une main sur mon épaule, elle s'assit à mes côtés. Ses yeux me fixent et tentent de s'engouffrer jusqu'à dans mon cerveau (je vous jure que je n'exagère pas).

— Tu vois, Maddie, cest pour ça que je t'ai fait venir à ce cours. Tu manques de confiance en toi. Si tu te jugeais à ta juste valeur, tu n'aurais pas l'impression de ne rien avoir accompli dans ta vie. Essayons quelque chose. Imagine que je suis toi. De quoi me féliciterais-tu ?

Je secoue la tête. Je ne suis pas ici pour interpréter des rôles, mais pour exercer ma créativité. Mais Amalia me fixe d'un regard intense, ce qui me force à répondre à sa demande.

— Je te féliciterai... un silence se prolonge tandis que je cherche mes mots, d'avoir déménagé.

— Tu t'es battue pour ?

— Non

Amalia m'invite dun signe de tête à poursuivre ma réflexion.

— Je te féliciterai de t'être fait de vrais amis ?

— Si tu me le dis sous forme d'interrogation c'est que ce n'est pas ton combat le plus important .

Je souffle. Elle me saoule avec ses questions. Après quelques interminables secondes durant lesquelles mon malaise grandit, je réponds :

— Je te féliciterai d'avoir changé, avoué-je dans un murmure.

— « Avoir changé » signifie quelque chose de profond en toi ?

Je hoche la tête, silencieuse.

— Alors tu nas pas besoin d'aller plus loin si tu ne le veux pas. Ce que tu viens de réaliser, tu peux en être fière.

Amalia m'enlace, comme une mère rassurant son enfant. Elle me demande de transformer mes paroles en dessin, puis se dirige vers un autre élève. Quand le temps imparti est écoulé, nous déplaçons nos tabourets en cercle rapproché. C'est l'heure de récolter le fruit de notre tâche.

Un apprenti présente un monstre sombre, presque trop grand pour entrer en entier dans le cadre. Il symbolise la perte insurmontable d'un être cher. La suivante montre un monstre avec la tête baissée vers une flaque de sang dans laquelle ses pieds pataugent. Celui-ci incarne la fausse couche qu'elle a vécue.

Puis vient mon tour. Je retourne ma toile avec précaution, de légères secousses accompagnent mon mouvement. Pour éviter de craquer devant tout le monde, je me mords l'intérieur de la joue. Un goût métallique immonde arrive très vite, je fais comme si de rien n'était. Mon monstre, teinté de vert, est suivi de près par une ombre plus fine et plus basse. La petite, représente une version plus jeune de moi qui observe celle que je veux devenir. Le monstre verdâtre, qui fait deux têtes de plus que son ombre, contemple mon ancien moi. Il s'en sert d'exemple pour ne plus reproduire les mêmes erreurs. J'ai réussi à changer, à effacer petit à petit qui j'étais. Le chemin a été long, mais j'y suis parvenue. Amalia avait raison, je n'avais pas assez confiance en moi pour réaliser ce genre de choses.

Après mon tour, trois autres élèves présentent leur combat : apprécier la solitude, se défaire d'une amitié toxique et enfin, réapprendre à vivre avec les blessures d'un accident. Nous avons donné de tout notre être dans ce cours qui s'annonçait pourtant éprouvant. Nous sommes tous exténués suite à ces deux heures de séance. Explorer des sentiments cachés demande beaucoup de courage et d'énergie.

Amalia est parvenue à nous rendre fiers de nous-mêmes.

Mais en vérité, cette fierté relève de notre réussite. Nous avons accompli un nouveau Monstrueux Triomphe sans même nous en rendre compte. Cest là que réside toute la passion d'Amalia, dans le sourire de ses élèves après deux heures de travail intense. Ce qui se passe dans ce local d'art est bien plus que du dessin. Mais ça, seuls elle et ses apprentis peuvent le comprendre.

— Merci pour tout ce que tu fais pour nous, Amalia.

Je prends ma professeure dans mes bras une dernière fois avant de rentrer chez moi. À cet instant précis, j'ai grand besoin de me sentir entourée et aimée. Sur le chemin, je repense à cette séance. M'inscrire à ces cours a été ma meilleure décision. Et maintenant, après avoir vu mon Monstrueux Triomphe, je me reconnais enfin comme une bonne personne. La version de moi-même que je désirais être.

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