2 - L'hôtel

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Perché sur une falaise de la Côte d'Azur, l'hôtel Émeraude accueille chaque été des dizaines de familles de touristes modestes, qui n'ont pas les moyens de s'offrir une semaine à Cannes ou à Nice, ni un établissement qui donnerait sur la plage, mais qui veulent quand même se donner l'illusion de la réussite en passant quelques jours dans le Sud de la France. 

On y retrouve une piscine, un restaurant faussement chic dont la carte se résume à des pizzas et des pâtes (ce qui convient très bien à sa clientèle tout aussi faussement chic), une grande salle pour un petit-déjeuner à volonté, et des chambres pour 4 qui empêchent toute forme d'intimité. En vérité, il existe aussi des chambres à 2, mais par soucis d'économie, et puis aussi sans doute par désir de ressouder les liens familiaux, mes parents ont décidé que nous dormirons tous dans la même grande pièce. De toute façon, ça n'est pas comme s'ils avaient prévus de faire l'amour, je pense qu'ils ne se sont pas touchés depuis que je suis née. Je n'ai d'ailleurs jamais compris que ma mère ait pu, à un moment ou à un autre, avoir eu envie de toucher mon père. Mais nous rentrons dans un autre débat. 

Quand nous déposons les valises sur le tapis maronnâtre, la soirée est déjà bien entamée. Mon père regarde autour de lui, jauge les lieux comme s'il était architecte ou designer. Il aime faire attention à tous les détails, pour ensuite nous reprocher de ne jamais observer notre environnement. 

Épuisée par cet interminable voyage conflictuel, je saute dans le lit. Le matelas est moelleux et il y a une infinité de coussins : je pourrais presque me plaire ici si mes parents ne dormaient pas de l'autre côté de la pièce. 

-Enlève tes chaussures, tu vas salir les draps ! 

Je soupir avant d'obéir. De toute façon, c'est moi qui vais dormir dans ce lit. Je m'en fous si les draps sont sales. 

-On sort manger ? propose mon père. 
-J'ai pas faim. 
-Oh, Jade, tu vas pas continuer comme ça éternellement ? 
-Continuer comment ? J'ai pas faim. J'ai le droit. 
-Tu sais très bien ce que je veux dire. Si t'as pas faim, tu n'auras qu'à commander une salade, mais on va manger ensemble. 

Pour qu'il se passe exactement la même chose que dans la voiture, à savoir un silence macabre et haineux, mais cette fois-ci en public devant toute une assemblée de vacanciers ? Honnêtement, je ne suis pas sûre de voir l'intérêt. 

-Non, je suis crevée, je vais rester dormir ici je pense. Vous pouvez me rendre mon téléphone ? 
-Jade, c'est ta dernière chance. Tu vas pas nous gâcher les vacances exprès ?
-Je gâche rien, j'ai pas faim. 
-Ne joue pas à ça avec moi. 

Il voudrait me frapper. Ça le démange. Si on vivait il y a cinquante ans, je me serais pris une claque et il m'aurait trainée par le col jusqu'au restaurant. On y aurait passé la pire soirée de notre vie, mais au moins, il aurait pu exercer sa toute puissance paternelle. Il aurait eu l'impression d'être au contrôle. Ma mère le sent aussi, alors elle s'interpose :

-Jade, s'il te plait. On vient d'arriver. Tu peux faire un effort. 
-J'ai fait un effort en venant en vacances avec vous, mais là j'ai pas faim, je vois pas pourquoi je ferai l'effort d'aller au restaurant pour rien manger. 

Mon père explose :

-TU AS FAIT UN EFFORT EN VENANT AVEC NOUS ?? Non mais je rêve ! Qui paye pour ces vacances ? Tu voulais partir avec tes amies, mais qui aurait payé ? Et qui va te loger pendant tes études ? TU CROIS QU'ON NE FAIT PAS D'EFFORTS, NOUS ??? Il y a des gosses qui crèvent de faim dans la rue, toi tu vas passer deux semaines dans un hôtel avec piscine et tu appelles ça un effort ? Elle est folle cette gosse !! 
-Si votre seule manière de faire des efforts pour moi, c'est de dépenser de l'argent, il faut peut-être se remettre en question. 

Je suis peut-être allée trop loin. Mon père s'approche et la flamme qui brûle dans ses yeux m'indique que certaines limites ont été largement dépassées. Plutôt que de laisser les choses s'envenimer en poursuivant cette confrontation, je quitte la chambre sans rien dire. La porte se claque derrière-moi et je me dépêche de fuir le bâtiment. 

Dehors, il fait nuit. Quelques voitures de la classe moyenne sont garées sur le parking. Les cigales chantent dans les hautes herbes. Je me demande si je ne suis pas en train de faire n'importe quoi. J'ai envie de pleurer. En fait, je sens une larme qui coule déjà sur ma joue droite. Je crois que je me déteste encore plus qu'eux. La meilleure chose à faire serait de remonter dans la chambre pour m'excuser, et tout reprendre du bon pied. Mais j'ai trop de fierté pour faire ça. Ce sont eux les adultes, c'est à eux de s'excuser. 

Je erre dans les contours de l'hôtel jusqu'à tomber sur la piscine. Une brise fraiche me caresse le visage. Je m'approche en écoutant le bruit des vagues. Ma sensation de solitude s'estompe quand je découvre qu'il y a une fille dans la piscine. Je n'ai envie de voir personne alors je me prépare à faire demi-tour, mais elle m'interpelle. Il est trop tard pour fuir. 

Bain de minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant