17 - Croisière

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Dans la navette qui nous amène au bateau, mes parents partagent leur excitation. J'ai l'impression qu'ils surjouent un peu la joie que leur inspire ce voyage, dans l'espoir que je partage cet enthousiasme. C'est peine perdue. En vérité, depuis que je sais que Lou sera là, je suis infiniment plus heureuse qu'eux de passer ce séjour en mer. Ils n'ont pas idée. Mais je reste obligée d'afficher une fausse déception pour être cohérente avec notre dispute d'hier. 

La cargaison de touristes est lâchée dans une petite ville en bord de mer. Un ponton en bois mène à un grand navire blanc. Sur le quai, des employés de la société de voyage vérifient que nous sommes sur la liste des gens qui ont payé avant de nous laisser monter. J'essaie de reconnaître Lou parmi les gens en uniforme, mais elle n'est pas là. 

Mes parents et moi passons la vérification. Sur le bateau, d'autres employés (parmi lesquelles Lou n'est toujours pas) nous accompagnent à nos chambre. Comme il n'existe que des chambres pour deux, mes parents ont la leur et j'en reçois une pour moi toute seule. J'essaie de camoufler ma jubilation en découvrant cette pièce dans laquelle je prévois déjà d'inviter ma partenaire. 

La matinée est presque terminée. Avant le déjeuner, mes parents et moi nous posons sur le pont du bateau, étalés sur des chaises longues, un livre à la main. Finalement, c'est exactement la même vie que sur la terrasse de l'hôtel. À la différence près que nous sommes en pleine mer, et que face à nous, la Côte d'Azur défile. 

Quand les employés annoncent l'ouverture du restaurant, tous les touristes se lèvent dans un même geste pour aller manger. La salle à manger dispose d'une vaste baie vitrée qui donne sur la mer. Mon père s'extasie sur la vue avant de commencer à regarder la carte. Une fois sa décision prise, il lève les yeux vers moi.

-Thomas nous a parlé de son idée de voyage, c'est une sacrée merveille ce garçon. 
-Vous êtes d'accord pour que j'y aille ? 
-Bien-sûr qu'on est d'accord ! Vous n'allez pas vous voir souvent avec les études, c'est une excellente idée de profiter l'un de l'autre. 
-Oui... 
-J'espère que tu te rends compte de la chance que tu as de l'avoir. À ton âge, je connaissais pas beaucoup de petits copains qui auraient organisé quelque chose comme ça. Surtout que c'est lui qui t'invite si je ne me trompe pas ? 
-Ce sont ses parents qui payent surtout... 
-Oui enfin c'est pareil !

La serveuse arrive pour prendre nos commande. Je lève la tête et sursaute en découvrant Lou, habillée dans le même uniforme que le reste des employés. Elle m'adresse un sourire discret. Ça y'est, je sens mon coeur qui s'emballe, mais je fais tout mon possible pour rester calme devant mes parents. 

-Vous avez choisi ? 

Mon père commande. Ma mère aussi. Moi, j'ai totalement oublié ce que je voulais. Je relis la carte à toute vitesse mais impossible de me concentrer sur le nom des plats. Mon père s'impatiente.

-Bon, Jade, tu ne vas pas faire attendre la dame toute la journée !
-Oui, désolée... 

Je prends un plat au hasard. Lou le note. Son sourire s'est élargi. Je la regarde retourner en cuisine. Elle a donc bien réussi à monter. J'ai eu peur, en ne la reconnaissant pas durant l'embarcation, qu'elle soit restée à terre. Alors que mes pensées sont encore entièrement tournée vers cette rencontre imprévue, mon père reprend la discussion comme si de rien n'était.

-Il va falloir le remercier, Thomas, après votre voyage. 
-C'est-à-dire ? 
-Tu ne peux pas te contenter d'accepter d'aussi gros cadeaux. Tu as prévu quelque chose en retour ? 
-Euh... non mais... on est un couple, c'est pas une négociation. S'il m'invite, c'est parce qu'il est content de passer du temps avec moi.
-Il ne faut pas donner l'impression que tu es ingrate, tu vois ce que je veux dire ? Tu peux souvent être assez abrupte, même si tu ne t'en rends pas compte. Ce serait dommage de perdre un garçon comme Thomas simplement parce que tu n'arrives pas à être reconnaissante, tu comprends ? 
-S'il m'invite à partir en vacances avec lui, c'est probablement que je suis pas si "abrupte" que ça. 
-Évidemment, mais dans un couple, chacun doit faire des efforts. Surtout quand on a un petit-copain comme lui. 
-Je fais des efforts... 

Lou revient avec les plats. À nouveau, mon cerveau n'arrive pas à transitionner entre la discussion parentale et la présence de la fille qui m'obsède. Chacune de ses apparitions me fait phaser. En déposant mon assiette, elle fait exprès d'effleurer ma main, provoquant un frisson qui parcourt le reste de mon corps. Mes parents ne remarquent pas et continuent de parler de Thomas. Je ne les écoute plus qu'à moitié. À un moment, ennuyée, je me surprend à leur dire :

-Si Thomas vous plait autant, vous pourriez l'adopter aussi. 
-Pourquoi tu dois toujours rendre les choses dramatiques, comme ça ? On ne peut pas avoir une discussion posée ? 
-Si, on pourrait. Mais il faudrait accepter que jusqu'à maintenant, si Thomas sort avec moi, c'est parce que JE lui plais. Pas vous. Donc JE me débrouille avec lui. À l'époque où on s'est mis ensemble, c'est pas grâce à vos conseils. Donc je gère mon couple comme je veux. 
-Tu vois, c'est ça le problème. Tu prends tout à la légère. Tu as l'impression que parce que tu lui as plu au début, ça suffit. Mais un couple, ça s'entretient. Et ta mère et moi, on aimerait bien que tu t'en rende compte. Parce que tu as tendance à être blessante involontairement et... 
-Volontairement. Quand je suis blessante, c'est volontairement. Je suis moins débile que j'en ai l'air. 

Il soupire. La discussion bifurque sur un autre sujet et j'arrête définitivement de suivre. En quittant le restaurant, j'adresse un dernier regard à Lou qui est en train de servir une autre table. Ma seule envie est de la rejoindre, mais je ne voudrais pas perturber le service. Je suis donc mes parents jusqu'au pont supérieur. 

Alors que je lis sur mon transat en écoutant le bruit des vagues, je reçois un message. 

Lou : je termine à 21h
Lou : j'ai négocié 
Lou : si tu peux attendre, on mange ensemble au resto

Je rougis bêtement. Un gigantesque sourire béat s'empare de mon visage. 

Jade : ça va être long jusqu'à 21h
Lou : tu survivras 

Quand le bateau s'arrête dans une ville de la côte et que tous les touristes descendent pour visiter les magasins, je suis incapable de m'intéresser à l'architecture locale ou aux porte-clés souvenirs. Tout ce qui flotte dans ma tête, c'est l'idée de mon premier diner en tête à tête avec Lou. 

Alors qu'on se promène tranquillement dans les rues escarpées de la vielle ville, je demande à mes parents la permission de manger avec une amie ce soir. 

-C'est la fille que j'ai rencontrée à l'hôtel. Elle est là sur le bateau et j'aimerais bien manger avec elle ce soir. 
-Tu veux l'inviter à notre table ? 
-En fait, ce serait cool qu'on soit juste toutes les deux. 
-Pourquoi, vous avez des choses à cacher ? 
-Non, mais on sera plus à l'aise, et puis c'est pas contre vous, mais... 
-T'as honte de nous, c'est ça ? 

Je ne réponds rien et me contente de lever les yeux au ciel. Ma mère s'interrompt devant une bijouterie. Tout en regardant les colliers, elle essaie de convaincre mon père :

-Aller, elle a déjà accepté de venir avec nous sur ce bateau. On peut bien lui accorder un repas tranquille. Moi aussi, à son âge, je préférais être avec mes amies qu'avec mes parents. 
-Mais elle nous fuit déjà tous les soirs. 
-On passe les journées ensemble, c'est déjà bien. C'est seulement ce diner, hein Jade ? Le reste des repas, tu restes avec nous ? 
-Oui, promis ! 
-Voila ! Un diner, c'est pas grand chose. 

Mon père grogne mais finit par céder. On poursuit notre promenade dans les ruelles où l'on ne cesse de croiser les autres touristes du bateau, comme si 100% des habitants du village avaient été remplacés par les passagers de la croisière. 

Quand vient l'heure de remonter sur le bateau, l'excitation est à son comble. Je sens que je vais vivre le meilleur repas de ma vie. 


Bain de minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant