3 - Rencontre

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-Qu'est-ce que tu fais là ? 

Elle parle à haute voix, comme si elle ne souciait pas que quelqu'un nous surprenne ici, en pleine nuit. Comme je n'ai aucune idée de ce que je fais là, je ne lui réponds pas. Je me contente de la scruter. Les trois quarts de son corps sont plongées dans l'eau. Seules dépassent ses épaules et sa tête. Sa peau est particulièrement bronzée, comme si elle avait passé l'intégralité de sa vie en vacances, à se prélasser sous le soleil. 

Ses cheveux sombres et droits s'arrêtent au niveau de son cou. J'ai toujours eu une certaine admiration pour les filles aux cheveux courts. Elles semblent trouver dans ce sacrifice capillaire une forme d'étrange maturité, comme si elles étaient plus sages et lucides que nous. Les cheveux longs ont quelque chose de frivole, d'innocent, ils sont plus faciles à porter, plus évidents. Je n'ai jamais osé raccourcir les miens, par peur du résultat. Le changement me terrorise. 

La fille me rend mon regard scrutateur. Ses yeux noisettes me parcourent de haut en bas. Je porte encore ma tenue de voyage, à savoir un jogging et un t-shirt fin mais assez laid. Ce qui me garantissait un confort inégalable en voiture m'apparait désormais comme une honteuse faute de goût. Je me rassure en remarquant que l'inconnue porte un maillot de bain blanc, plutôt sobre. 

-Alors, qu'est-ce que tu fais là ? 
-Je sais pas, je visite. 
-Y'a pas grand chose à visiter. T'es une cliente de l'hôtel ? 
-Ouaip. Et toi ? 

Elle hésite avant d'acquiescer. Son corps flotte à la surface et se laisse balancer par le léger mouvement de l'eau. Debout sur le rebord de la piscine, je n'arrive pas à savoir quoi faire de mon corps. Il y a toute une rangée de transats : est-ce que je devrais m'installer ? Comme si elle lisait dans mes pensées, la jeune fille m'indique que je peux m'assoir. J'obéis sans réfléchir. Un léger silence s'impose. Je me demande si mes parents sont partis à ma recherche. Est-ce qu'ils vont débarquer ? 

-Moi c'est Lou. Et toi ? 
-Jade. 
-Ah j'aime bien ! En plus, à l'hôtel Émeraude, t'es dans le thème. 

Je ne sais pas exactement quoi répondre alors je me contente de simuler un léger rire. Lou me sourit en retour. Elle non plus ne semble pas vraiment trouver ce qu'elle pourrait ajouter. Elle réfléchit quelques instants. 

-T'es ici avec des amis ? 
-Si seulement... j'suis là avec mes parents. 
-Ah, moi aussi. T'as tout mon soutien. 

Cette fois, je ris pour de vrai. 

-C'est pour les fuir que t'es là ? 
-T'es perspicace. 
-On me le dit souvent. Vous vous êtes disputés à propos de quoi ? 
-De rien... 
-Classique. 

Un nouvel instant de flottement. Comme pour meubler, Lou sort de l'eau. Des gouttes dégoulinent de son corps bronzé. Même dans la pénombre, je ne peux pas manquer sa beauté. Je découvre même de discrets abdos sur son ventre. Je sens une bouffée de jalousie : qu'est-ce que je donnerais pour avoir un corps comme ça ! C'est typiquement le genre de filles que je détestais au collège, parce qu'elles semblaient régner sur le monde grâce dans un mélange de classe féminine et de puissance. Une élégance dans la démarche, une nonchalance dans le déplacement de cette enveloppe charnelle comme si ça n'était rien, comme si elles n'avaient pas conscience d'avoir gagné le loto de la génétique. Une modestie qui ne pouvait qu'être perçue comme de l'arrogance. 

Quand je me rappelle que Lou peut remarquer avec quel insistance je la scrute, je détourne le regard et tente maladroitement de trouver un nouveau sujet :

-Et toi, dispute parentale aussi ? 
-Pas vraiment. Enfin... on a arrêté de se disputer disons. On a dépassé ce stade. 
-J'aimerais bien en être là aussi. 
-Franchement, je pense pas. 
-Ah, c'est vraiment la haine pure ? 
-Même pas. C'est juste de l'indifférence. 
-Pourquoi ? 

Elle récupère une serviette sur un transat et commence à s'essuyer. Je fais ce que je peux pour éviter de trop la fixer, mais au fond de ma tête, je suis incapable de ne pas rêver d'avoir son bronzage, ou ses cheveux brillants et lisses malgré l'humidité, ou son nez fin... Je pense à tous les garçons qu'une fille doit pouvoir s'offrir, à tous les vêtements qu'elle doit pouvoir porter sans se demander si ça lui ira bien, à tout le maquillage qu'elle économise. Il n'y a définitivement pas de justice. 

-J'préfère ne pas en parler. 
-Ok... 
-Mais si tu peux te réconcilier avec tes parents, essaie quand même. J'avoue que moi, je regrette un peu. 
-T'en parles comme s'ils étaient morts. Tu peux toujours t'excuser aussi, non ? 
-J'sais pas... 

Nouveau silence, perturbé exclusivement pas le bruit des vagues et des grillons. Lou s'installe sur un transat, juste à côté du miens. On reste comme ça quelques instants, un peu perplexes. Pour éviter de rendre le moment encore plus gênant qu'il ne l'est déjà, je regarde le ciel. Je n'ai jamais été douée pour les interactions sociales avec les inconnues. J'essaie de trouver quelque chose à dire. N'importe quoi. 

-Et tu fais quoi dans la vie ? 

Elle éclate de rire. Je me sens rougir. 

-Quoi, t'as cru que j'avais quarante ans ? J'suis étudiante. 
-Ah oui... forcément... 
-Toi aussi ? 
-Je viens de finir le lycée. 
-Et ensuite ? 
-Étudiante, pareil. 
-Où ça ? 
-Science Po. 
-Ah oui, la classe, je m'adresse à une grande dame. 

Je rougis à nouveau, encore plus. Je fixe le ciel avec encore plus de concentration. Malgré la pollution lumineuse, j'aperçois quelques constellations que je suis incapables de nommer. 

-Mais en vrai, je sais pas si j'ai envie de faire cette école. Si c'est pour finir comme une connasse en politique, ça me tente moyen. Justement, c'était mes parents qui voulaient que je fasse ça. 
-Et toi, tu veux faire quoi ? 
-Aucune idée. Rien. 

Lou rit. Elle a une facilité à rire, une sincérité que j'envie. Quand je ris, j'ai toujours l'impression de mentir un peu, pour faire plaisir à mon interlocuteur, pour m'intégrer. Avec elle, au contraire, les choses semblent parfaitement authentiques. 

-On a tous envie de rien faire je crois. Mais en vrai, si tu dois faire quelque chose, ce serait quoi ?
-Je sais pas... Franchement, j'ai tellement la flemme de faire des études.
-Tu peux travailler si tu veux aussi. 
-Ah non mais c'est encore pire !!!

Elle éclate de rire à nouveau. Cette fois, je ne peux pas m'empêcher de la regarder se moquer gentiment de moi. Nos regards se croisent. J'ai envie de baisser les yeux mais je me force à soutenir son attention. De prêt, j'aperçois quelques boutons sur ses joues. Ça me rassure de savoir qu'elle n'est pas totalement dénuée d'imperfections. Paradoxalement, ces détails l'embellissent presque. Elle continue de m'observer avec un demi-sourire. J'ai l'impression que ça dure une éternité. Je voudrais que ça dure une éternité. Mais plus le temps passe et plus je me sens bête de ne rien dire :

-Et toi, tu fais quoi comme études ? 
-Oh, bah... 

Elle hésite et puis jette un coup d'oeil à son téléphone avant de se lever soudainement, comme si un insecte venait de la piquer. 

-Merde, désolée, il faut que j'y aille. Mais c'était cool de te rencontrer, Jade. On se revoit ? 
-Euh... oui... T'es là toutes les nuits ? 

Elle ne me réponds pas et disparait déjà à l'intérieur de l'hôtel. J'attends sur mon transat, seule. Je réalise que ma respiration est saccadée. J'écoute mon souffle se mélanger au bruit des vagues. Je me sens quasiment bien. 

Ma paix intérieure s'estompe dès que je repense à mes parents. À un moment où un autre, je vais devoir retourner dans la chambre d'hôtel. 

En attendant, je continue de regarder le ciel. 


Bain de minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant