Bain de minuit

12 - Abandon

À table, le soir, mes parents me demandent comment se passent les vacances. On dine encore au restaurant de l'hôtel, j'ai l'impression d'être coincée ici depuis une éternité. Heureusement que Lou m'a offert l'occasion de descendre sur cette plage secrète, hier soir, sinon je n'aurais pas quitté les lieux depuis mon arrivée, quatre jours auparavant. 

-Alors Jade, c'est quand même pas si mal, ce séjour ? Dès que tu arrêtes de jouer la crise d'adolescence, on passe un bon moment, non ? 
-Mouaip. 
-Quoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ? 
-Tout va bien. 

En réalité, tout ne va pas bien. Je pense exclusivement à Lou. Je n'arrive pas à savoir comment elle a interprété mon attitude de cette nuit. Elle pourrait s'être imaginé qu'elle ne me plaisait pas, que je l'ai rejetée parce que je n'avais pas envie d'elle. Ce serait même l'hypothèse la plus logique. Elle ne peut pas deviner que j'ai un mec que je refuse (refusais) de tromper. 

-Ça se passe bien avec ton amie que tu vas voir tous les soirs ? Tu l'as rencontrée comment ? 
-Par hasard. 
-Et elle s'appelle comment ? 
-Lou. 
-C'est un drôle de prénom. Elle a ton âge, c'est ça ? Elle fait quoi comme études ? 
-Elle fait des études d'hôtellerie, mais elle est danseuse. 
-Ah ! Ça n'est pas facile ça, la danse. Elle a raison de faire des études à côté, c'est plus sûr. Mais l'hôtellerie, c'est fatiguant aussi, et mal payé si tu veux mon avis. Elle a intérêt à bosser dur. 

Ma mère acquiesce aux remarques de mon père. Personnellement, je ne vois pas pourquoi je devrais m'intéresser au potentiel futur salaire de Lou. 

-Tu vois, Jade, c'est typiquement pour ça qu'il faut faire une bonne école, comme Science Po. Ça t'évite de faire des journées de quinze heures pour une paye de misère. 
-Je sais, j'ai déjà eu le concours, je vous rappelle. Je suis au courant.
-Tu vas voir. Dans dix ans, tu nous remercieras.
-C'est long dix ans. Je vais me faire chier d'ici là, c'est ça ?
-Non. Mais il faut grandir pour comprendre que la vie, ça n'est pas toujours faire ce qu'on veut. La danse, par exemple, c'est très bien. Et je suis sûr que ton amie est douée, mais si on n'est pas la meilleure, c'est rapidement le chômage.
-Pourquoi votre seul sujet de discussion c'est la sécurité de l'emploi ? Je comprends pas ? 
-C'est pas notre seul suj...
-Si ! Et, je suis désolée, mais j'avoue que j'en ai un peu marre. 

Afin de fuir l'énième dispute qui va inéluctablement suivre cette altercation, je décide de prendre les devants et de sortir de table. J'abandonne le restaurant de l'hôtel et je rejoins la piscine où j'espère trouver Lou, mais elle n'est pas là. 

Merde. Elle m'en veut. C'est sûr. 

Je sors mon téléphone pour la contacter sur Instagram. 

Jade : t'es où ? 

J'attends sa réponse, seule à côté de la piscine. Je fais les cent pas en tremblant. Et si elle ne voulait pas plus me parler ? L'angoisse absolue.

Lou : j'suis sortie 
Lou : dsl j'ai oublié de te prévenir
Jade : C'est à cause de cette nuit ? 
Lou : non
Jade : t'es sûre
Jade : parce que je voulais te dire
Jade : je suis désolée
Jade : j'ai paniqué
Lou : Non tkt
Lou : t'as eu raison
Lou : on était bourrées
Lou : c'était trop tôt 
Lou : je comprends

Je continue de tourner en rond autour de la piscine vide, à la recherche du message qui me permettra d'arranger les choses. J'ai besoin de la voir en vrai. On ne peut pas régler des choses aussi importantes par message. Et puis j'ai envie de la voir, tout simplement. 

Jade : t'es où
Lou : je t'ai dit
Lou : je suis sortie
Jade : où ?
Jade : je peux venir ?
Lou : je préfère pas
Jade : pourquoi ? 
Jade : on peut se voir quand même ?
Jade : après ? 
Lou : demain plutôt
Lou : ce soir c'est chaud
Lou : dsl

Putain. Elle doit vraiment m'en vouloir énormément. Peut-être qu'Ophélie a raison, que je devrais tout simplement abandonner cette fille et me concentrer sur ma relation (fidèle) avec Thomas. Ce serait ça, la sage décision. Mais à cet instant précis, je n'ai aucune envie d'être sage. Je veux sentir les lèvres de Lou contre les miennes. 

Jade : tu rentres à quelle heure ?
Lou : Jade stp
Lou : pas ce soir
Lou : demain promis
Jade : je veux pas attendre demain
Jade : je veux te voir

Je viens vraiment d'écrire ça ? Je fais pitié à ce point là ? J'aurais bien effacé les messages mais Lou les a déjà lus. Trop tard. J'ai l'impression de mendier son affection. Il faut que je me reprenne. Je peux attendre demain après tout. Qu'est-ce que c'est, un jour de plus ? 

Lou : non mais vaut mieux attendre
Lou : t'avais raison cette nuit
Lou : faut se laisser du temps
Jade : non j'avais pas raison
Jade : j'étais bourrée
Lou : moi aussi
Lou : dsl je dois te laisser
Lou : mais on se voit demain
Lou : pour parler de tout ça
Jade : parler de quoi ? 
Jade : ???

Je voudrais jeter mon téléphone contre un mur pour défouler mon agacement. Si je n'avais pas rejeté Lou hier soir, les choses seraient tellement plus simple maintenant. On serait à nouveau ensemble, dans cette piscine, en train de s'embrasser. Je lui ferai des blagues de merde auxquelles elle rigolerait sans arrière pensée. Pourquoi il a fallu que j'implique ma fidélité dans cette histoire que, de toute façon, Thomas n'apprendra jamais ? 

Je ne peux pas attendre demain. Je voudrais aller chercher Lou, mais je n'ai aucune idée d'où elle est. Tout ce que je peux faire, c'est attendre dans l'entrée de l'hôtel le moment où elle reviendra. Je m'assois sur un banc, au bord de la route. C'est parti pour des heures d'attente, plongée dans la nuit, la solitude et les regrets. 

Je fais défiler les TikTok pour passer le temps. Quand, soudain, je reçois un message de Thomas. 

Thomas : ça va ? 
Thomas : ça fait lgtmps que j'ai pas de nouvelles
Thomas : genre 24h 
Thomas : donc pas si longtemps mdr
Thomas : mais bon voila 
Thomas : ça se passe mieux avec tes parents ? 

Je l'ignore. Qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Je ne vais pas discuter avec mon mec alors que j'attends mon crush sur le bord de la route, ça n'aurait aucun sens. Si je lui parle, je risque de culpabiliser et d'abandonner Lou. Sauf que ça ne marchera que sur le court-terme. Dès demain matin, j'aurai envie d'y retourner. 

Thomas : tu veux qu'on s'appelle demain ? 

Putain mais il force. Je me mets en mode "Ne pas déranger", mais comme je ne perds pas espoir que Lou m'envoie un message, je réactive immédiatement les notifications. Je ne peux pas prendre le risque. De toute façon, Thomas va se lasser. Je suis une merde. Chacun de ses messages me donne l'impression d'être la pire petite-amie de l'univers. Je réfléchis à ce que je pourrais lui écrire :

"Écoute, je t'adore, mais il y a une fille qui me plait à l'hôtel. J'ai envie d'elle, et je sais que si je ne fais rien, je vais le regretter toute ma vie. Alors désolée si ça te blesse, mais je crois que je vais céder. Et si tu ne veux plus me parler, je comprendrais. Mais si tu me comprends, et que tu es prêt à me pardonner, sache que ça ne changera rien entre nous. Que j'ai toujours envie d'être avec toi. C'est juste qu'il y des choses qu'on ne peut pas contrôler. Et si tu veux une copine qui est toujours au contrôle, qui fait en permanence ce qu'il faut, qui ne prend que des bonnes décisions, je ne suis peut-être pas faite pour toi. Encore désolée de te dire ça. Je préférais être honnête."

Bien-sûr, je n'ai pas le courage d'envoyer un tel message. Je garde le brouillon dans mes Notes. Peut-être qu'il me servira un jour. Probablement jamais. 

J'attends dans le silence nocturne. Et, lentement, je sens la fatigue m'étreindre. Je résiste au sommeil pendant un temps, mais il vient un moment où l'épuisement a raison de moi. Le monde disparait.