La tension monte en atteignant la poignée de la chambre. Je serre les dents, prête à être noyée sous un torrent de réprimandes. Mais quand j'ouvre la porte, je ne découvre rien d'autre que le silence. La chambre est vide. Les valises sont toujours ouvertes sur le tapis, les affaires de ma famille trainent ici et là, mais il n'y a personne. Je devine qu'ils ne sont pas rentrés du restaurant.
Je remercie la chance de m'offrir ces quelques heures de répit et je me dépêche d'aller me coucher. En me brossant les dents, je repense à Lou. Elle ne m'a donné ni son nom de famille, ni son numéro de téléphone, ni même confirmé qu'elle serait là demain soir. Il n'est pas improbable que je ne la revoie jamais. En tout cas, si elle disparaissait, je n'aurais aucun moyen de la retrouver. En m'enroulant dans les couvertures, je croise les doigts pour qu'elle daigne me revoir à nouveau. Après tout, pour l'instant, elle est la seule personne que je connaisse ici. Si je veux fréquenter quelqu'un d'autre que mes parents, je n'ai pas beaucoup d'autres options...
Le matin, je suis réveillée par mon père qui ouvre vigoureusement tous les rideaux de la pièce. Un flash lumineux m'assaille quand le soleil s'impose dans la pièce. Je grogne et j'essaie de cacher mon visage sous l'oreiller, en vain. C'est trop tard. En temps normal, j'aurais regardé l'heure sur mon téléphone pour me plaindre, mais il est toujours confisqué.
-On peut savoir où tu étais, hier soir ?
S'il y a une chose que je déteste, c'est d'avoir des discussions compliquées le matin. Après le réveil, mon cerveau tourne au ralenti, mes yeux luttent pour rester fermer, mon corps est rouillé, et j'ai une voix rauque qui me donne l'impression de revenir d'entre les morts. Ce n'est clairement pour un bon état pour participer à une dispute. Je me tourne péniblement vers mon père en restant couchée. Tout juste réveillé lui aussi, ses rares cheveux s'élèvent sur son crane comme s'ils voulaient fuir vers le ciel.
-Je suis restée dans l'hôtel.
-Et tu as fait quoi ?
-Rien... J'ai attendu que le temps passe.
-Tu préférais t'ennuyer des heures seule sans téléphone plutôt que de manger avec nous, hein ?À cet instant, mon ventre me trahit en émettant un puissant gargouillement. C'est vrai que je n'ai pas mangé depuis une éternité. Si seulement on pouvait abréger cette discussion pour se diriger vers le petit-déjeuner de l'hôtel.
-Je suis désolée, voila. J'aurais pas dû faire ça, j'aurais dû manger avec vous. On peut aller manger maintenant, d'ailleurs ?
Mon père souffle. Je n'arrive pas à savoir si je l'agace ou si je l'amuse. Ma mère, quant à elle, paraît soulagée par mes excuses. Elle ne dit rien et se contente de nous observer depuis un coin de la chambre. Ces vacances ressemblent vraiment à une guerre de position.
-Tu crois que tu vas t'en tirer aussi facilement ?
-Je crois rien du tout, je...
-Elle s'est excusée ! m'interrompt ma mère. On peut passer à autre chose ? On ne va pas se battre pendant deux semaines quand même !Déçu de me laisser gagner aussi aisément, mon père tourne les talons. Il nous annonce qu'il va se promener et qu'on se retrouvera au petit-déjeuner dès qu'on sera prêtes. Lui aussi fuit la défaite, finalement. Il le fait simplement avec un peu plus de dignité que moi. Une fois le mâle dominant disparu, ma mère en profite pour me rendre mon téléphone.
-Mais essaie de ne pas en abuser, s'il te plait. C'est très frustrant d'avoir l'impression que tu ne veux pas être nous.
-Ok...Elle aurait sans doute préféré un "merci", un baiser sur le front ou un saut de joie, mais je ne donne pas dans l'effusion d'affection. Encore moins quand il s'agit simplement de me rendre quelque chose qui m'appartient déjà. Je pars me réfugier dans la salle de bain et je verrouille la porte. Là, je rattrape mes messages en me déshabillant. Comme prévu, il y a Thomas qui prend de mes nouvelles. Je décide de lui donner la priorité en l'appelant. Je lance le jet d'eau de la douche pour éviter que ma mère ne nous entende.
Après quelques secondes, sa tête apparait sur mon écran. Lui aussi vient de se lever, ses cheveux en pagaille tombent sur son visage. Il sourit immédiatement en m'apercevant. Si tout le monde pouvait faire la même tête que lui en ma présence, les choses seraient nettement plus simples.
-Alors, tu me ghostes pendant quinze heures et ensuite tu me réveilles en plein milieu de la matinée ? Tu sais que tu peux m'envoyer des messages aussi ?
-Je sais mais mes parents m'avaient pris mon téléphone, et à tout moment ils recommencent donc je préfère la jouer dans l'urgence.
-Ah, donc c'est ce genre d'ambiance.
-C'est très exactement ce genre d'ambiance, ouaip. L'horreur. C'était sûr que ça allait mal se passer en fait. J'ai l'impression que mon père a juste décidé de me faire chier.
-Mais heureusement que tu es la paix incarnée que tu vas stabiliser les choses, comme à ton habitude.Il accompagne son trait d'ironie d'un sourire moqueur. Je lui réponds de se taire en riant.
-C'est pas à moi de calmer les choses, c'est eux les adultes normalement, c'est eux qui m'ont trainée jusqu'ici.
-Dans deux mois t'as dix-huit ans, t'es presque une adulte aussi si tu veux mon avis. Une adulte un peu impulsive, passive-agressive, incapable de s'excuser, mais une adulte quand même.
-En fait tu vas juste m'attaquer gratuitement, tu t'es pas remis du fait que je réponde pas à tes messages hier soir, c'est ça ?
-Non, c'est juste que tu m'appelles à 8 heures du matin et que j'avais prévu de dormir jusqu'à midi au minimum. Et en plus tu le fais depuis ta douche mais je vois que ton visage, ce qui est un sacré gâchis.Je souris à moitié. Je descend la caméra vers mes seins, deux secondes, avant de la remonter vers mon visage.
-Ça y'est, je peux avoir ton soutien émotionnel maintenant ?
-Tout ce que tu voudras.
-T'es insupportable.
-C'est pour ça que tu m'aimes.Je lève les yeux au ciel. Les déclarations d'amour m'ont toujours paru un peu arbitraire. Est-ce que j'aime Thomas ? Je n'ai jamais vraiment su ce que le mot "aimer" voulait dire. Dans les films, ça parle d'une obsession, des papillons dans le ventre, de l'envie permanente d'être avec l'autre, etc. Il n'y a rien de tout ça avec Thomas, ni avec personne d'autre d'ailleurs. J'apprécie la compagnie de mon mec, il me fait rire et m'écoute, je suis toujours contente de le voir, mais c'est la même chose qu'avec un très bon ami. Mis à part le fait qu'on s'embrasse, qu'on couche ensemble et que je lui dévoile ma poitrine en FaceTime, il n'y a rien qui différencie cette relation d'une autre, en réalité.
Alors est-ce que c'est ça l'amour, et tout le monde ment, ou alors est-ce que je suis juste incapable d'aimer ?
-Bon, Jade, c'est pas que ta compagnie me fait chier, mais j'ai très envie de me rendormir. Ça te va si on se rappelle plus tard ?
-Si j'ai encore mon téléphone à ce moment là, ouaip.
-Parfait ! Bon bah salut ! Et bon courage avec tes parents. Je t'aime.J'hésite.
-Moi aussi...
Il sourit et raccroche. C'est l'heure de la douche. Je voudrais qu'il soit là pour la prendre avec moi. Qu'il y ait quelqu'un pour m'accompagner dans ces deux semaines de lutte parentale. Toute seule, j'ai l'impression d'être condamnée à perdre.
C'est pour ça que j'ai besoin de Lou. Elle est ma seule alliée potentielle. Petit à petit, elle remplace Thomas dans ma tête. L'eau ruisselle sur mon corps et je pense au sien. Dans le miroir, ma peau pâle et mes seins quasiment inexistants me rendent jalouse. Comment cette fille a le droit d'être aussi belle quand je ressemble à ça ? On devrait pouvoir protester face à ce genre d'injustice.

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Bain de minuit
RomanceEn vacances avec ses parents, Jade s'ennuie profondément. Après une énième dispute, elle se réfugie à la piscine de l'hôtel où elle rencontre Lou. Petit à petit, Jade ne passe plus ses journées qu'à attendre les prochaines retrouvailles nocturnes av...