8 - Intrusion

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La journée d'hier se répète à l'identique. J'ai l'impression d'être coincée dans une boucle temporelle. Ma mère s'installe dans un transat à côté du mien. Mon père part visiter la région à pied. J'alterne entre mon roman et mon iPhone. Il y a aussi ce même employé de l'hôtel qui distribue les mêmes tracts à propos de la croisière en bateau le long de la côte. Est-ce que toutes les journées vont ressembler à ça ? Cette même piscine remplie par les mêmes touristes, et la même impression de perdre son temps, pendant deux semaines. 

Pour tromper l'ennui, je me lève et vais chercher un cocktail au comptoir. On a des bracelets qui nous permettent de commander à volonté, ce serait terrible de ne pas en profiter. Mais alors que j'attends que le barman termine de préparer ma boisson, un garçon vient s'installer à côté de moi. Je le reconnais d'hier : c'est l'un des quatre adolescents de la piscine. De près, je lui donne environ seize ans. La symétrie parfaite de son visage lui octroie un beauté fade, comme s'il sortait tout droit d'une usine à mâchoire parfaite et à sourcils droits. 

-Salut, ça va ? 

Je sursaute. Rien dans ma tête ne me préparait à ce qu'un être humain m'adresse la parole. 

-Désolé, j'voulais pas t'faire peur. 

Je ne sais pas quoi répondre. Je le regarde bêtement, perplexe. Qu'est-ce qu'il me veut avec sa coupe de cheveux d'influenceur tiktok ?

-Ça va ? 
-Euh oui... ça va...

Une pause. Est-ce que je suis forcée d'être polie ? Sans doute. Alors j'ajoute :

-Et toi ? 

Il a l'air ravi que je lui retourne sa question. Pourquoi le barman ne peut pas se dépêcher de préparer mon cocktail ? Il faut que je fuie rapidement.

-Bah ça va. 

C'est tout ? Il m'a interpellée pour qu'on s'assure mutuellement d'aller bien ? J'espère naïvement que l'interaction puisse s'arrêter là quand il reprend la parole :

-Tu viens souvent ici ? 
-Au bar ou à l'hôtel ? 
-À l'hôtel.
-Non c'est la première année. 
-Ah ok !

Il fait semblant de s'intéresser à ce que je lui dis. Plus je le regarde et plus sa beauté standardisée paraît camoufler une profonde débilité. 

-Tu fais quoi ce soir ? 

Ok là c'est trop. 

-J'ai déjà un mec. 

Il ne se démonte pas. Il ne fait même pas semblant d'en avoir quelque chose à foutre. Pas l'once d'une déception sur son visage. 

-Il est là avec toi ? 
-Non. 
-Bah voila. 
-Mais je rêve ! T'as cru que t'étais qui en fait ? T'as quel âge déjà ? 
-Toi t'as quel âge ? 
-Au moins deux ans de plus que toi, facile. On joue pas dans la même cour, en fait. Et puis, je répète que j'ai déjà un mec, donc si tu pouvais me laisser attendre mon verre tranquille, ce serait super.  
-Prouve-le. 
-Prouver quoi ? 
-Que t'as un mec. 
-Mais... Je... t'es un malade ou quoi ? 

Comprenant enfin que sa stratégie ne fonctionne pas, il se départit de son sourire arrogant de pub pour dentifrice. Cela dit, ça ne l'empêche pas de poursuivre l'offensive.

-Ouaip, t'as raison, j'suis désolé, j'ai un peu forcé. Mais voila, en gros, je t'ai vu à la piscine, et si tu veux venir avec moi et mes potes ce soir, on sort en ville, et... 
-Mais je t'ai dis non en fait, tu comprends quand les gens te parlent ? 
-Je t'invite juste à sortir, c'est tout. Pourquoi tu fais comme si j'allais te violer ? 

Le mot "violer" semble être le déclencheur pour le barman qui interrompt son interminable préparation pour s'interceder entre moi et le petit con. 

-La fille t'a dit qu'elle voulait pas sortir, c'est clair non ? Maintenant tu te tire ou c'est moi qui te vire. 
-On t'a pas parlé toi ! riposte le gamin. 
-Ok, tu l'auras cherché. 

Le barman commence à contourner son comptoir en affichant une mine menaçante, mais l'adolescent décide d'abandonner avant que la confrontation n'ait réellement lieu. Il grogne en rejoignant ses amis à la piscine. 

Super. Maintenant je ne peux même plus retourner sur mon transat sans avoir peur de croiser son regard et celui de ses potes en train de se baigner. Je vais devoir passer le restant de mon séjour dans ma chambre pour ne plus le revoir. Vraiment les meilleures vacances de ma vie. 

-P'tit con, murmure le barman en reprenant mon cocktail. 
-Vous mettez toujours autant de temps à mixer des Pina Colada ? 
-J'espérais un "merci" mais j'avoue que je m'attendais pas à un reproche sur ma vitesse de travail. 
-Ouaip... merci. 
-Non mais y'a pas à me remercier, c'était la moindre des choses. Y'a des gamins, on leur a pas appris la politesse, vraiment. C'est n'importe quoi !
-N'en faites pas trop non plus. 
-Quoi, c'est un merdeux, pas vrai ? 
-Dans ce cas, y'a beaucoup de merdeux sur cette planète. 

Il me tend enfin mon cocktail. 

-Vous êtes une féministe, c'est ça ? 

Je ris. Il a l'air sérieux. Il doit avoir la quarantaine. Sa chemise blanche, déboutonnée en haut, laisse apparaître quelques poils sur son torse. Ses épaules massives permettent de deviner des séances de musculations régulières. Il aurait pu briser le pauvre gamin en deux comme une brindille s'il avait voulu. 

-J'sais pas, peut-être. C'est quoi, une féministe, pour vous ? 
-Une femme qui pense que les hommes sont des emmerdeurs. 
-J'aurais tort de penser ça ? 
-Je pense que oui. Faut pas juger les gens sur leur sexe. Sinon, c'est du sexisme, et c'est justement ce contre quoi les féministes luttaient, à l'époque. 
-À quelle époque ? 
-Avant. 
-C'est précis ça dites donc !
-T'es un peu une chieuse en fait, non ? 
-On se tutoie maintenant ? 
-Tu dois être une féministe, c'est clair. Mais t'as un peu raison quand même, c'est important de lutter. 
-Je lutte pour rien du tout, je veux juste boire mon Pina Colada sans que des adolescents en rut ne me proposent de les baiser. 

Le barman rigole. Son nez, déjà imposant, s'élargit encore plus avec son sourire. Il ressemble à une sorte de vieux loup de mer, un capitaine qui aurait bourlingué. Il ne manque que les tatouages d'ancre ses ses bras. 

-Le monde est mal fait, parce que y'a beaucoup d'hommes qui rêveraient qu'une fille en rut leur propose de les baiser pendant qu'ils attendent leur Pina Colada. 
-Ouh la la ! Les choses partent trop loin, je vais m'éloigner. 
-Non mais je parle pas de toi. Je veux dire, en général. Ce dont les féministes se plaignent, la drague de rue, c'est le rêve de tous les hommes. Mais ça vous y réfléchissez jamais. 
-Grand bien leur fasse. Puisse la drague de rue vous toucher de sa grâce. Ça a été un plaisir de vous rencontrer. 

Je m'approche de mon transat, mais en me souvenant que l'adolescent et ses potes sont encore dans la piscine, je cherche une solution de repli. Où est-ce que je peux me réfugier ? Ça y'est, les quatre gamins me regardent en riant. Il va falloir trouver une solution. Si j'étais forte et mature, je me contenterai de les ignorer, mais je n'ai pas le blindage mental suffisant. Au lieu de ça, je retourne dans ma chambre pour boire mon verre. Je regrette horriblement d'avoir eu l'audace d'aller me chercher une boisson. Si seulement Thomas était là pour m'éviter ce genre de problèmes...

Je déteste ces vacances. 


Bain de minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant