-Tu vas lever les yeux de ton téléphone à un moment ?
Le reproche de ma mère s'écrase contre un mur de silence. Sur mon téléphone, les stories de mes amies, en vacances sans moi, continuent de défiler. Instagram me nargue. Je regarde en boucle Léa et Mélanie qui courent dans les rues d'une ville en Italie, filmées par Ophélie qui termine la vidéo en tournant la caméra vers son visage rayonnant. Je prends leurs sourires comme autant de micro-agressions : elles ne devraient pas avoir le droit d'être aussi heureuses sans moi.
-Eh ! Ta mère te parle !
Mon père s'y met. Je lève discrètement les yeux et croise son regard noir dans le rétroviseur. Ils ne me supportent déjà plus. Pourtant ce sont eux qui m'ont forcée à venir. Je retourne à la contemplation de mon téléphone. Léa, Mélanie et Ophélie sont dans un restaurant, elles partagent une pizza. Je me demande qui ça peut intéresser, qui ça peut rendre heureux de savoir que ces trois filles s'amusent. On aurait dû interdire les réseaux sociaux depuis longtemps. Ils ne servent qu'à nous informer de tous ces merveilleux moments de complicité dont on est privés, toutes ces choses qui ont lieu sans nous, et dont on préférerait sans doute ignorer l'existence.
Dans ce cas, pourquoi je n'éteins pas mon téléphone ? Pourquoi je ne change pas d'application ? Parce que je veux savoir ce que je rate.
-Bon Jade tu nous réponds ou alors ton téléphone disparait.
On est passés à la menace. Ils ne sont définitivement pas très doués en négociation. C'est assez absurde de vouloir me faire parler. Maintenant que je suis forcée de leur adresser la parole, il n'y a aucune chance pour que notre discussion soit naturelle. On saura tous qu'on fait semblant de s'apprécier. Mais à quoi bon tant qu'on est dans la voiture ? Personne ne nous regarde, il n'existe aucun spectateur pour croire à notre simulacre de famille idéale. J'aimerais bien leur dire ça.
Le problème, c'est que dès que j'ai raison, ils s'énervent. Je ne peux les contredire que si j'ai tort. Ça leur donne l'occasion de me contredire et ils s'estiment heureux en remplissant leur rôle d'autorité parentale. Dès que j'ai l'ascendant, ils paniquent.
-Fini de jouer, tu nous donne ton iPhone.
Ma mère tend la main. Je la regarde avec un léger dégoût. Il y a dans ses yeux un mélange d'excuses, de déception et d'agacement. Je pourrais me plaindre, protester, mais ça n'en vaut même pas la peine. Toujours en silence, je lui tends l'appareil. Mon père jubile.
-Voila, t'es contente ? Tu te rends compte qu'il suffisait d'ouvrir la bouche trente secondes pour régler ça ?
-Et pour dire quoi ?
-Ah ! Elle parle !
-Bien-sûr que je parle, mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?Ils réfléchissent. Ils n'en ont aucune idée. On n'a rien à se dire et ils le savent. Ils m'ont trainée ici, dans cette voiture puis dans l'hôtel qui suivra, parce qu'ils savent qu'ensuite je disparaitrai de leur vie. Je serai seule dans ma chambre étudiante, loin d'eux, indépendante. Mais ça ne correspond pas à leur vision de la famille. S'ils ont couché ensemble il y a dix-huit ans, si ma mère a accouché dans un hôpital crasseux en province, c'est parce qu'ils avaient un idéal rance à atteindre, une petite vie parfaite avec la gamine docile et aimante qui fait de belles études et dont on peut parler à ses amis pour se vanter, alors que c'est à peine si on l'a aidée à faire ses devoirs de math en primaire. Je suis leur trophée.
-On pourrait parler de n'importe quoi, je ne sais pas ! Tu pourrais t'intéresser à nous, nous demander comment ça va ! De quoi tu parles avec tes amies, hein ?
-Si vous vouliez que je parle comme à mes amies, peut-être que vous auriez pu me laisser partir avec elles.
-Bon, tu veux nous faire chier ? Très bien, tu as gagné, on ne se parle plus.Mon père accélère. Quand il est énervé en voiture, il fonce. Ça terrorise toujours ma mère qui s'accroche à tout ce qu'elle peut. Le bruit du moteur devient une manifestation de la colère patriarcale. Je ne sais pas ce qu'il recherche en faisant ça : la sensation de puissance mécanique qui vient équilibrer sa nullité sociale, ou alors le plaisir de nous faire peur en nous rapprochant de la mort ? Je fais semblant de ne pas m'inquiéter en le voyant frôler les autres véhicules à 150km/h.
-Chéri, on va se prendre une amende...
Cette fois, c'est lui qui ne répond pas. J'ai complètement détruit l'ambiance. Tant pis pour eux. Ils n'étaient pas obligés de me prendre avec eux.
Mon téléphone reçoit une notification. Ça doit être Thomas qui veut prendre des nouvelles. Je ne vais même pas essayer de demander à ma mère de me rendre l'iPhone, c'est peine perdue. Pourtant, rien ne me ferait plus plaisir que de défouler ma frustration en racontant tout à mon mec. Thomas a toujours eu un talent d'écoute sidérant (pour un garçon). C'est ça qui m'a plu chez lui au départ : sa capacité à se taire, à enregistrer des informations. Ses conseils ne sont jamais vraiment brillants, il est toujours un peu simpliste et naïf, mais au moins, il ne prend jamais les gens de haut. Il se contente d'écouter.
Ça a l'air simple comme ça, mais quand on y réfléchit, il n'y a pas tant de gens qui écoutent vraiment.
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Bain de minuit
RomanceEn vacances avec ses parents, Jade s'ennuie profondément. Après une énième dispute, elle se réfugie à la piscine de l'hôtel où elle rencontre Lou. Petit à petit, Jade ne passe plus ses journées qu'à attendre les prochaines retrouvailles nocturnes av...