Seizième chapitre. Reste encore (1)

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L'atmosphère est devenue glacée, comme s'il gelait à pierre fendre. 

‒ Vous... tu es rentré ? parvient-elle à dire en seule réponse.

‒ J'ai pris le vol d'avant.

Romy comprend maintenant pourquoi il n'avait pas lu son message : il était déjà dans l'avion.

‒ Je me doutais que tu voudrais m'éviter, mais je voulais vraiment m'expliquer avec toi !

‒ C'est si... bizarre...

Elle le regarde comme s'il était irréel.

‒ Je peux entrer ? demande-t-il, tendu.

‒ Tu es chez toi... rappelle-t-elle simplement. 

Elle s'écarte et c'est Sully, miaulant à pleins poumons, qui accourt et vient se frotter aux chaussures  de son maître.

‒ Eh, mon beau ! Tu m'as manqué.

Romy profite de cette intermède pour contrôler sa respiration. Passée la douche froide en découvrant Jim derrière la porte, voilà que la vue de son prof de traduction caressant le ventre de son chat la calme un peu. Elle décide de briser le silence en restant sur un sujet neutre :

‒ Tout s'est très bien passé. Sully est un amour.

‒ Je savais que tu l'adorerais.

‒ Il faudrait être insensible pour ne pas l'aimer.

Jim se relève, laissant Sully s'ébrouer sur le tapis de l'entrée. Le tissu est sans dessus dessous.

‒ Tu as trouvé tout ce dont tu avais besoin ? demande-t-il pour ne pas que l'ambiance se fige à nouveau.

‒ Oui, je n'ai manqué de rien. Puis ta maison est très pratique, répond-elle d'un ton distant, même si elle sait qu'il connaissait déjà la réponse. 

Après tout, ils se sont parlés tous les jours, et Jim s'est toujours assuré que tout se passait bien pour elle. 

‒ Je ne te demande que dix minutes de ton temps, déclare-t-il à la vue de son départ imminent. Si tu ne veux pas, je ne te retiendrais pas, bien sûr. Mais j'aimerais tellement que tu me laisses défendre ma position...

La jeune femme pose sa sacoche et va s'asseoir sur le canapé.

‒ Je te sers un café ? propose-t-il.

S'il est toujours aussi charismatique que dans ses souvenirs, elle ne peut louper les cernes qui creusent son regard.

‒ D'accord. Profite de tes retrouvailles avec Sully, je m'en occupe.

En s'affairant dans la cuisine qu'elle connaît désormais par cœur, Romy continue d'apaiser son esprit. Ça lui est toujours surprenant de faire le lien entre ce prof qu'elle a vu une année entière et le Jim des trois dernières semaines. 

Ouvrir le meuble gris, prendre une tasse transparente, allumer la cafetière – qu'elle n'a utilisée que pour Paco – , faire couler le café, est une trêve dans son esprit. Elle en profite pour se préparer un thé, puis revient au salon.

Jim est sur le fauteuil, Sully sur ses genoux. Le beau matou a l'air de celui qui la juge, iris resserrées, moustaches dressées.

‒ Il n'est jamais venu sur moi, précise-t-elle en posant les tasses.

‒ Il ne le fait qu'avec moi. Merci, c'est très gentil à toi.

Sa voix est douce, grave. Elle lui fait le même effet que pendant ses lectures de versions et de thèmes en cours magistral. Ou quand il rendait les copies et qu'elle avait le droit à un compliment qui la faisait rougir.

Romy a vécu dans la maison de son professeur, sans le savoir, et il n'y a pas que cela qui la déroute.

‒ Il faut que tu saches que je n'ai pas voulu me cacher, au début. Quand j'ai reçu ta candidature, seulement quelques minutes après l'avoir postée, j'ai bien su que c'était toi. Et j'étais parti pour te choisir. Dans le premier mail que j'ai rédigé, je te demandais si ça ne te dérangeait pas, au cas où, car c'est vrai que ça aurait pu être « atypique » comme situation. Pour ma part, j'étais confiant. Je t'ai toujours vu comme une des étudiantes les plus sérieuses et les plus calmes. Je n'avais pas de doute sur ta capacité à le garder. Et... et finalement, j'ai préféré ne rien dire et voir si tu prenais le job. J'ai donc reformulé mon mail et fais comme si je ne savais pas qui tu étais.

‒ J'aurais trouvé ça drôle, peut-être étrange, mais considérant que tu étais absent de chez toi, ça ne m'aurait pas freiné pour accepter.

‒ Bon, bien... et en fait,... j'ai pensé que ce n'était pas si mal d'apprendre à se connaître à partir de rien.

‒ Mais... je venais juste pour garder ton chat... et puis, c'était forcément biaisé... tu avais une longueur d'avance et c'était... je sais pas, c'est malsain, non ? 

‒ En fait, je me suis dit que c'était l'occasion d'apprendre à se connaître, en dehors de l'université. Ça n'aurait pas été pareil si tu avais su que j'étais monsieur Jaouen. Je... Tu m'as intrigué dès la première fois où tu es rentrée dans l'amphi, et que tu t'es honorablement défendue sur le texte de Oscar Wilde. La déontologie m'empêchait de venir te parler, en dehors du cadre de travail, mais j'avais très envie de découvrir quelle femme tu étais, dans la vraie vie. Pas seulement l'élève.

Romy ne touche pas à son thé, elle l'écoute, est tiraillée entre une sensation de satisfaction ardente et d'inquiétude. La flatterie, le désir qu'elle sent chez lui, puis le mensonge et le mystère. 

‒ Je t'assure que c'est une histoire simple, d'un mec simple, un peu gauche, un peu timide aussi... C'est vrai, ça peut sembler étrange.

‒ Je ne sais pas quoi en penser... j'ai besoin de digérer les informations, en fait. Il est probable que je ne me serais moins épanchée si j'avais su qui tu étais, et même si c'est flatteur, je n'arrive pas à m'empêcher de ressentir comme une trahison...  

Elle sent que Jim est sincèrement désolé, il s'en veut, passe sa main dans sa barbe.

‒ Ça m'importait que tu puisses me parler sans a priori. Nos échanges seraient restés « pro », et moi, je voulais savoir si ma personnalité pouvait t'intéresser.

‒ En quoi aurait-ce été surprenant ? Un homme, instruit, voyageant au bout du monde pour ses compétences. Un homme avec des goûts sur des choses que j'apprécie. Et puis... Pourquoi ça t'importait ?

‒ Tu m'intéressais, mais je ne savais pas où était la limite. Tu sais, je ne serai plus ton prof en septembre, puisque je change d'établissement à la rentrée. J'ai obtenu ma mutation pour l'université de Lorient. 

Romy se lève, s'avance jusqu'à la baie vitrée, pour observer le jardin plutôt qu'analyser ses pensées. Sully la suit et enroule sa queue sur sa jambe. Elle le caresse, distraitement. Jim l'interprète comme un désir de s'en éloigner. Mais il poursuit :

‒ J'ai aimé nos conversations. J'attendais les prochaines, je sentais une alchimie derrière ta réserve.

Romy se retourne vers lui, et admet : 

‒ Moi aussi. Je me suis même sentie dépendante de nos discussions. Je n'ai jamais autant surveillé mon téléphone, aux heures où tu pouvais être joignable. 

Quelques secondes passent. 

‒ Romy, je suis vraiment désolé si tu t'es sentie lésée. Ce n'était vraiment pas mon intention. 

Malgré la fatigue du voyage, et ces aveux de faiblesse, Jim lui paraît plus grand que dans ses souvenirs. Faut dire qu'elle n'est plus à l'observer du haut des gradins, écrasé par la perspective de son vaste amphithéâtre. 

‒ Si tu veux bien accepter mes excuses... espère-t-il.

‒ Oui, ça va, ok. 

Il semble se détendre.

‒ Puis-je espérer t'inviter au restaurant, ce soir, afin de me faire pardonner, et te remercier pour Sully ?

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