Chaînes Invisibles

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AILEE

Le soleil se couchait à l'horizon, peignant le ciel de teintes flamboyantes, quand j'ai été convoquée dans les appartements privés de mes parents. À chaque pas, mon cœur battait plus fort, un écho à l'étreinte glaciale de l'angoisse. Depuis des semaines, je sentais planer cette menace, comme un présage dont on ne peut se détourner. Il y avait des regards échangés, des murmures au détour des corridors... et toujours ce poids sur mes épaules, celui d'un avenir que je ne contrôlais pas.

Mon père se tenait debout, les mains derrière le dos, la tête légèrement baissée. Ma mère, assise près de la fenêtre, observait les jardins sans vraiment les voir, le regard plongé dans une contemplation sombre et impénétrable. Leur silence résonnait dans la pièce comme une sentence invisible, suspendue entre eux et moi.

Quand mon père se tourna enfin vers moi, son visage n'exprimait rien, comme figé par les années de règne et de décisions qui exigeaient une fermeté inhumaine. Il m'examina un long moment, cherchant peut-être à voir en moi cette enfant qu'il avait aimée autrefois, avant que les nécessités de l'État n'en fassent une simple pièce sur l'échiquier de la politique. Puis il parla, d'une voix froide et implacable, comme s'il annonçait une sentence :

-Ailee, il est temps que tu choisisses un époux.

Les mots étaient tombés comme un coup de hache. Le sol se dérobait sous mes pieds tandis que mes pensées se mettaient à tourbillonner. Choisir un époux... ce mot me hantait, porté par les souvenirs de cette nuit, cette nuit d'horreur où cet homme - celui qu'on avait voulu pour fiancé - avait osé me toucher. Cet homme que j'avais repoussé avec une telle force que, dans le fracas de la lutte, j'avais cru perdre une partie de moi-même. Depuis, j'avais lutté pour ne pas en garder la marque, pour ne pas céder à la peur, à l'angoisse d'être forcée à revivre ce cauchemar. Je pensais avoir gagné un répit, un sursis. Mais ce soir, la décision de mes parents écrasait mes espoirs comme on étouffe une flamme vacillante.

J'essayais de formuler une réponse, mais les mots se dérobaient. J'avais envie de crier, de hurler mon refus, mais les convenances, le poids de mon devoir, me clouaient au silence. Mes yeux se tournèrent vers ma mère, espérant y lire un soutien, une reconnaissance de ma douleur. Mais elle détourna le regard, comme si elle, aussi, était prisonnière de ses propres chaînes.

-Père, je...

Ma voix tremblait, mais je ne pouvais taire ma détresse. Comment leur dire que mon cœur appartenait déjà à une autre ? Que cette passion en moi, brûlante et indomptable, ne se tournait pas vers un homme, mais vers une femme ? Vers Kenna... Sa pensée m'emplissait de douceur, mais en cet instant, elle ne pouvait rien contre l'étau de mon devoir.

Mon père, impassible, me coupa, comme pour éviter toute objection :

-Tu es notre héritière, Ailee. Il est de ton devoir de t'allier à une famille qui renforcera notre lignée. Chaque jour que tu restes sans époux est un jour où le royaume est vulnérable.

Il me fixait, comme pour m'enfermer dans ce devoir qu'il croyait inéluctable. Sa voix se fit plus douce, presque paternelle, comme s'il cherchait à me convaincre, à m'apaiser.

- Crois-moi, ce n'est pas une décision que nous prenons à la légère. Mais c'est ton devoir.

Un silence pesant suivit ses mots, lourd de non-dits et de souffrances. Ils ne comprenaient pas, ou peut-être refusaient-ils de comprendre. Comment leur expliquer la tempête en moi, l'amour profond, interdit, qui me liait à Kenna, la seule qui avait su apaiser mes douleurs, qui m'avait ramenée à la vie après ce que j'avais vécu ? Je voulais leur dire que mon cœur ne battait que pour elle, que chaque sourire, chaque regard de sa part allumait en moi une flamme que nul autre ne pourrait allumer. Mais les chaînes de mon rang, de mon nom, se refermaient autour de moi comme une cage d'or.

𝑳𝒆𝒔 𝑶𝒎𝒃𝒓𝒆𝒔 𝑫𝒖 𝑫𝒆𝒔𝒕𝒊𝒏 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant