Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des Poussières

L'infâme désorganisation digestive de Xurg - 1 -

Abigaël leva son verre devant ses yeux divergents de caméléon, intrigué par sa couleur maronnasse. Dès la première gorgée, il fit une grimace qui révéla deux rangées de petites dents pointues.

— Qu'es-ce que c'est que ce.. que cette... aberration gustative ?

Dérycée perçut le sourire en coin de soline.

— Recommandation personnelle du commis, improvisa la changeline. Il semble beaucoup vous apprécier.

Le démon roula des yeux dans tous les sens.

— On dirait du jus de carascandre !

Dérycée essuya d'un revers de manche la sueur qui coulait le long de sa joue. Soline hocha discrètement le menton en jetant une œillade appréciatrice à sa concurrente. Le démon reposa la coupe et se leva.

— Profitez de ce repas d'exception, mesdames ! Dérycée, servez-nous.

Elle plongea la main dans sa poche et attrapa toute la poudre qu'elle put. Ses doigts tremblaient. La peur la tenaillait. Son plan comportait trop d'inconnues. La poudre antidote ne fonctionnerait que si elle activait le contre-sort par la formule adéquate. Son torque intercepterait-il la magie blanche ? S'il le faisait, elle mourrait. Tentant de recouvrer son calme, elle ouvrit la soupière et plongea une louche dedans, libérant discrètement les miettes de composantes magiques de son antidote. Puis elle servit trois assiettes.

— Déposez-les au centre de la table, je vous prie, ordonna le démon.

Dérycée s'exécuta et retourna s'asseoir. Les lèvres d'Abigaël bougeaient sans émettre la moindre parole. Elle tenta d'y décrypter une formule magique. En vain. Cela pouvait passer pour une invocation, mais sans aucune garantie. Soline ne quittait pas non plus le démon des yeux. Il se leva et balaya l'air au-dessus des écuelles, effectuant une gestuelle complexe dont Dérycée tentait de percer le sens. Quand il eut terminé, il se saisit d'une assiette et se rassit.

— Servez-vous, annonça-t-il en désignant les deux écuelles restantes. L'un des plats est désormais mortel, comme vous vous en doutez.

La paupière de l'intendante tressaillit nerveusement.

— Du vin, madame ? lui demanda pompeusement Dérycée, pour la déconcentrer.

L'autre refusa d'un geste et s'empara de la première écuelle avec un sourire pincé. Les mains de Dérycée tremblaient quand elle souleva sa propre assiette. Accentuant le mouvement à dessein, elle renversa une partie de son contenu sur la tunique de l'intendante.

— Fais attention ! Petite maladroite !

Voyant qu'elle était occupée à frotter ses habits, Dérycée s'arrangea pour mélanger le contenu des deux écuelles. Ainsi, les deux contiendraient une partie du poison. Puis, elle posa son écuelle à côté de celle de Soline et les intervertit. Le mouvement n'échappa guère à son adversaire, qui se rassit avec un sourire. Le démon ronronna une sorte de gloussement étouffé.

— Finalement, je prendrai volontiers une goutte de ce nectar, Dérycée, fit l'intendante en désignant la jarre posée sur un socle de fer.

Quand la changeline se retourna, elle n'aurait su dire quelle écuelle avait de nouveau été interchangée dans son dos, mais cela lui importait peu. Toutes ses gesticulations n'avaient pour but que de détourner l'attention de son plan. Elle avait saupoudré le contrepoison dans la soupière, toutes les assiettes étaient donc potentiellement protégées, et le poison se trouvait désormais dans les deux écuelles également, ce qui condamnait de facto l'intendante.

— Allons, bon appétit mesdames !

Donnant l'exemple, Abigaël attaqua son plat avec bonne humeur.

— Vous me manquerez, Dérycée, avoua-t-il. Votre humour était subtil mais percutant.

La jeune fille avala sa mixture avec appréhension, essayant de profiter de la saveur délicate de la préparation en sauce. Voilà des jours qu'elle n'avait dégusté pareil festin. Malheureusement, son esprit ne lui laissait pas le loisir d'en profiter, entièrement concentré sur la parade au sortilège qui, elle le savait, commençait déjà à faire effet. Alors, elle eut une illumination. L'attention des deux autres convives était fixée sur elle, il fallait les en détourner. Elle se mit à hoqueter ostensiblement, simulant une vive douleur intestinale. Emportant la nappe et tout ce qui la recouvrait, elle bascula théâtralement en arrière. Soupière, jarre, plats et couverts volèrent en tous sens. Profitant du chaos, elle murmura précipitamment la formule d'activation du contresort, fermant les yeux dans la crainte du retour de charge du torque.

Le silence retomba. Dérycée rouvrit les yeux. Au-dessus d'elle, Soline affichait un air incrédule. Tandis que la changeline se redressait, éclaboussée de sauce et de légumes, l'intendante poussa un cri de douleur en s'agrippant le ventre. Son regard affolé se tourna vers Abigaël, qui n'avait pas bougé de sa place. Elle poussa un nouveau hurlement perçant et s'écroula, en proie à une indicible souffrance. Le cœur de la changeline se serra. Elle venait de condamner l'esclave à une mort horrible. Ses cris lui déchiraient l'âme. La formule avait fonctionné une fois, elle pourrait agir une seconde fois, vu que la poudre antidote se trouvait également dans l'assiette de Soline. Pouvait-elle la sauver ? Si elle survivait, le démon comprendrait qu'une des deux invitées avait contré son sortilège. Logiquement, ses soupçons se porteraient vers la demi-fée. Les cris de Soline emplissaient désormais la pièce. Elle se tordait de douleur au sol, spectacle effroyable.

Dérycée rampa jusqu'à elle et, profitant que la table masquait ses gestes au démon, prononça une formule d'atténuation dont Morwan se servait contre les piqûres de serpents, espérant qu'elle ralentirait le poison.

Abigaël frappa dans ses mains et contourna la table.

— Félicitations, jeune fille. Vous avez trouvé la bonne écuelle ! Je regrette juste que vous ayez renversé le repas avec vos gesticulations inutiles ! Allez chercher de quoi nettoyer, et évacuez-moi cette geignarde, qu'elle aille mourir ailleurs.

En état de choc, Dérycée tira le corps agité de spasmes de Soline hors des appartements. Une fois sur le palier, épuisée par son effort, elle lâcha l'intendante et se laissa glisser au sol, dos contre le mur. Alors, effondrée, la tension explosa en elle, la déchirant de sanglots incontrôlables.

Soline se tordait toujours, inconsciente désormais. Il suffirait d'une formule pour déclencher l'antidote. Mais si elle la sauvait, Abigaël devinerait certainement que la demi-fée avait usé d'un contre-sort. Alors, son propre destin deviendrait peu enviable. Son existence était en jeu, contre celle d'une femme impitoyable qui avait voulu la tuer. Sans doute en avait-elle tué d'autres avant elle. Méritait-elle pour autant qu'on la laisse agoniser, alors que Dérycée pouvait la sauver d'une simple phrase ? La jeune fille observa le corps pris de convulsions. Secouée par ses propres larmes, elle serra les poings et poussa un gémissement.