La changeline et l'androlouve - 2 -

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Dérycée se frappa le front.

— J'ai oublié Abigaël et le grimoire !

— Qui c'est celui-là, maintenant ? demanda Gaurwelle en suivant la changeline vers les étages supérieurs.

Dérycée tenta de lui expliquer ce qui lui était arrivé depuis son arrivée à la Cour des Poussières : la découverte de sa malédiction par Rog'n, le vol de son anneau, la marque au fer rouge, son affectation auprès d'Auguste, les cuisines des trolls, le gouffre de pénitence, le repas chez Abigaël et son usage de la magie pour sauver Soline, malgré le torque. Enfin, un peu honteuse, elle lui raconta comment elle avait dérobé un grimoire chez le démon et comment Folk l'avait découvert. Elle entrecoupa son récit d'explications sur ce qu'elle avait appris de cette forteresse : ses règles, ses pièges, ses dangers et tous les détails qui lui venaient à l'esprit concernant la hiérarchie des créatures qui la peuplaient. Quand elle eut terminé, elles se trouvaient au rez-de-chaussée, devant le poste de contrôle des fomoïres. Elles gravirent les derniers escaliers en silence, tête baissée, frôlant parfois de sombres créatures qui ne leur prêtaient pas attention. De tout le trajet, la demi-fée ne lâcha jamais la main de l'androlouve.

Arrivée devant la salle des valets, elles tombèrent sur Soline. L'intendante, toujours pâle, fronça les sourcils d'un air courroucé.

— Où est-ce que tu étais ?

— Je me suis perdue dans les quartiers de Bélial.

— Bélial est de retour, tu ne l'as pas croisé ?

— Non.

— Tu es passée chez Abigaël ?

— Pas encore.

Soline leva les yeux au ciel.

— Mais qu'est-ce que tu attends ?

— On m'a dit que Vespidate me cherchait.

— C'est le cas. Mais si tu ne vas pas chez Abigaël, je vais devoir y aller à ta place.

Dérycée baissa les yeux. Elle ne pouvait pas être partout en même temps. À qui donner la priorité ? Si elle allait voir Vespidate, l'occasion de retourner chez Abigaël lui échapperait peut-être. Si elle se rendait chez le démon d'abord et que Vespidate l'apprenait, elle risquait de passer un sale quart d'heure.

— Et c'est qui celle-là ? demanda l'intendante en inspectant Gaurwelle avec un air détaché.

— Une nouvelle esclave pour Nosfrodel.

Soline eut l'air surprise.

— On ne m'en a pas parlé.

Dérycée prit sa décision.

— Je vais aller voir Vespidate. Ensuite, je suppose qu'elle me renverra chez Bélial. Je ferai un détour par chez Abigaël à ce moment-là.

Son estomac se mit à gargouiller. Avec toutes ces courses à travers les étages, elle n'avait même pas eu le temps d'avaler le moindre morceau. Ses jambes commençaient à flancher. Il ne fallait pas tarder. Soline fit une moue dubitative.

— Très bien. On se voit tout à l'heure au caveau du précipice.

C'était le code pour la cache secrète que lui avait présentée Timorelle la veille. Soline n'avait donc pas oublié leur discussion du matin. L'intendante s'éloigna avant que Dérycée n'ait pu la retenir.

— C'est qui celle-là ? imita Gaurwelle avec une voix aigrelette et une grimace.

Dérycée pouffa malgré elle.

— C'était Soline. L'intendante.

— Tu aurais dû la laisser agoniser.

La changeline se fit pensive. Les dieux eux-mêmes sauraient-ils encore ce qui était bon ou mauvais, utile ou vide de sens ? Où étaient-ils tous passés, d'ailleurs ? Si leurs âmes erraient encore quelque part dans cet univers, elle pria pour qu'ils entendent ses prières. Le moment était venu d'affronter l'ogresse.

— Viens.

Le cœur affolé par l'appréhension, elle l'entraîna à l'intérieur de la salle des valets. Vespidate, affalée dans son fauteuil, achevait un repas dont le nombre de plats vides occupait une table large comme la moitié de la pièce. Deux vieux valets aux dos courbés par les épreuves desservaient les plats en une noria interminable. L'ogresse se redressa en voyant arriver la changeline et l'androlouve. Son regard afficha un sourire menaçant, entre circonspection et gourmandise.

— Tiens donc, ma petite fée préférée !

Elle ne laissa pas le temps à Dérycée de répondre. D'un coup furieux, elle brisa la table en deux et se mit à hurler :

— Où est-ce que tu étais fourrée ? Sale microbe immonde !

Elle se leva et balaya les reste du mobilier, dont les plats volaient en s'écrasant autour des deux pauvres valets occupés à sauver ce qui pouvait l'être.

— C'est qui la grande saucisse ? demanda-t-elle en approchant d'un pas lourd.

Arrivée à la hauteur des deux jeunes femmes, sa tête hirsute penchée de manière inquisitrice, elle palpa le bras de Gaurwelle.

— Pas très dodue, mais du muscle frais. C'est pour moi ?

— Pour Nosfrodel, répliqua la changeline, la voix tremblante.

— Ah bon, qui l'envoie ?

— Quand j'ai appris le retour de Bélial, je me suis dit que votre engagement auprès de Nosfrodel allait devenir compliqué à tenir...

— Qui t'a autorisée à penser ?

La sueur se mit à perler au front de la jeune fille. Son visage s'empourpra sous l'effet d'une soudaine bouffée de stress.

— Pardon. Je n'ai pas réfléchi. Je l'ai trouvée aux cuisines des trolls. Ils allaient la mettre dans leur soupe. Un beau gachi...

Vespidate tourna autour de l'androlouve et continua de la palper des ses gros doigts griffus. Gaurwelle ne broncha pas, malgré les traces violacées laissées par les pincements sur sa peau.

— Mouais, grogna l'ogresse. Comment tu as fait pour la chiper aux trolls ? En général, ils ne laissent pas échapper la bonne nourriture. Elle a l'air succulente.

— J'ai dit qu'elle vous appartenait. Votre nom a semblé leur intimer le respect.

Vespidate mordit à l'appât. Elle s'apaisa.

— Je pourrais peut-être la proposer à Nosfrodel pour honorer mon engagement. L'obsédé saura en faire un usage récréatif. Elle correspond au type de chair qu'il apprécie. Pas de torque, donc humaine sans pouvoirs, c'est pratique, facile à entretenir. Comment tu t'appelles ?

— Gaurwelle.

Elle lui saisit le menton et plongea son regard injecté de sang dans ses yeux émeraude.

— Adjugé. Toi, la fée, tu files t'agenouiller devant Bélial. Soline s'occupera d'aller offrir mon présent à Nosfrodel.

Gaurwelle lui serra la main une dernière fois avant de la laisser aller au-devant de son propre destin. Elles échangèrent un regard, puis Dérycée s'éloigna, abandonnant l'androlouve à ses nouveaux maîtres maléfiques. Elle avait fait de son mieux. Pourtant, au fond d'elle résonnait toujours cette culpabilité ineffaçable. Celle d'avoir, par sa naïveté et son orgueil, entraîné nombre d'innocents dans un cauchemar inextricable.

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant