La salle d'équarrissage - 2 -

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Azufel approcha de Morwan et murmura :

— Ce n'est pas un loup normal. J'ai déjà vu cet animal. Ne restons pas là.

Morwan leva la main et tendit l'oreille. Cette bête avait un lien avec sa fille, il le sentait. Une ombre se forma au sol devant l'entrée. Une silhouette humaine à tête de chien s'encadra dans l'ouverture. Sa poitrine et son dos disparaissaient sous une cuirasse de cuir bouilli. À sa ceinture pendait un fourreau d'où dépassait la poignée d'une dague.

— Il est ou ce bestiau qui vous moleste, bande de vermisseaux ? grogna le nouvel arrivant.

Le fomoïre tira son arme et avança vers le loup d'un pas déterminé. La voix de la changeline fit sursauter Morwan.

— Arrêtez ! Vous vous êtes trompé de victime. Ce loup appartient à mon maître, le sublime et impitoyable Nosfrodel de la Haute Cour.

Morwan écarquilla les yeux. Dérycée, vêtue d'une étrange tunique colorée, défiait l'homme-chien avec aplomb. En réalité, sa voix tremblait et ses mains, serrées à s'en faire blanchir les jointures, donnaient une idée du stress qui l'habitait. Morwan en conçut une vive angoisse, car il était évident que sa fille inventait une histoire pour sauver le loup. Le fomoïre se laisserait-il berner ? Perplexe, il se tourna vers les gnomes, qui venaient d'envahir la pièce. Les regards inquisiteurs étaient braqués sur elle. Morwan aurait aimé pouvoir intervenir, quel qu'en fût le prix, pour balayer tous ces avortons et leur monstre. La tension qui l'habitait faisait vibrer l'air autour de lui, noyant parfois sa vue derrière un voile noir. Que pouvait-il faire ? De quelles capacités disposait-il dans ce monde, lui qui n'était qu'un fantôme désincarné ?

— Prouve ce que tu dis ! lança le plus petit des gnomes, celui-là même qui avait envoyé son collègue à une mort certaine quelques instants plus tôt.

Dérycée avança vers l'autel de pierre. Le fomoïre la regarda passer avec un air indécis. Morwan attendit, crispé, cherchant désespérément un moyen de venir en aide à sa fille.

— Elle va les emberlificoter, chuchota Azufel avec un petit rire. Elle est maligne comme un korrigan.

Morwan aurait bien aimé ressentir la même assurance. Rusée, oui, elle l'était, mais jamais la vie ne l'avait confrontée à de tels adversaires. Il lut la détermination sur son visage. La même effronterie qu'elle lui opposait quand, toute petite, elle s'évadait de Trolly Breuil sans son autorisation et lui revenait avec un bouquet de fleurs sauvages. Mais, ici, on était à la Cour des Poussière, pas dans les bois enchantés de Bretagne.

Dérycée approcha du loup, une main tendue vers son museau.

— Je connais les mots secrets qui apaisent les mignons de mon maître. Si je te montre que je maîtrise cette bête, cela te suffira comme preuve ?

Les gnomes ricanèrent.

— Vas-y, va te faire dévorer. Si tu reviens entière, on te laisse ton monstre.

Avec un demi-sourire, elle s'adressa à lui en latin :

— Est-ce que quelqu'un ici comprend ce que je dis ?

— Qu'est-ce que tu baragouines ? s'énerva le gnome.

Dérycée hocha la tête avec satisfaction, avant de se tourner vers la bête captive avec un clin d'œil.

— Salut Gaurwelle. Ils ne comprennent pas le latin, on a donc un avantage sur eux. Fais comme si tu n'obéissais qu'à moi.

La louve jappa une réponse que Morwan ne parvint pas à comprendre.

— Ensuite, reprit Dérycée, ça va être une grande improvisation et un pari un peu fou. Mais je n'ai pas mieux à te proposer.

Gaurwelle grogna plaintivement en baissant la tête, soumise. La changeline lui caressa l'encolure et se tourna vers les gnomes.

— Cette preuve vous suffit ?

Les gnomes se dévisagèrent, mais ce fut le fomoïre qui intervint :

— Bande de larves stupides, vous m'avez fait déplacer pour rien.

Il assomma le plus proche d'un coup du pommeau de sa dague. Les autres s'écartèrent vivement pour le laisser partir.

— La clef des chaînes, ordonna Dérycée.

Le plus petit des gnomes jeta son trousseau au sol puis se débina, suivi des deux derniers acolytes encore en état de fuir.

Dérycée ramassa les clefs et poussa un long soupir de soulagement. Azufel frappa dans ses mains. Morwan nota que sa fille s'interrompait en plein milieu de son geste pour libérer la louve.

— Elle nous sent ! s'exclama-t-il en approchant pour essayer de la toucher.

La changeline recula en lâchant ses clefs. Gaurwelle poussa un cri plaintif.

— Il y a une présence ! répondit Dérycée. Elle me suit depuis hier.

— Hier ? fit Morwan en se tournant vers Azufel.

L'autre mage haussa les épaules.

— Je t'ai dit, ici le temps ne s'écoule pas toujours de manière rationnelle. Si ça se trouve, par rapport à sa temporalité, nous l'avons déjà croisée, ailleurs. C'est la difficulté de ce voyage.

— Ça n'a pas de sens !

— C'est ça. Il vaut mieux agir avec parcimonie, et uniquement de manière décisive.

Morwan reporta son attention sur Dérycée. Elle venait de libérer Gaurwelle et jetait les chaînes au sol. Il sentit une boule se former dans sa gorge. Sa petite fille, son trésor, se trouvait là, à un pas de lui, mais il ne pouvait ni la toucher ni lui parler. Il aurait tant aimé pouvoir la rassurer, lui dire qu'il ne la quitterait plus jamais, qu'il veillerait désormais sur elle, mais il ne savait pas comment faire. Elle ne l'entendait pas. Pire, elle ressentait un malaise en sa présence. Il aurait voulu hurler, frapper les murs, pleurer. Au lieu de quoi, il intériorisa sa souffrance, comme il avait fait après la perte de Cornaline. Un instant, il croisa le regard de Dérycée et il crut qu'elle le voyait.

— Partons d'ici, vite, dit-elle. Je n'aime pas ça du tout !

Elle traversa la salle, suivie de l'androlouve, et franchit l'ouverture.

— Secouons-nous, on va les perdre, fit Azufel en voyant que Morwan ne réagissait plus. Il faut la suivre sans la gêner et l'aider à sortir de ce cloaque ! Morv !

Morwan cligna des yeux et s'engagea à leur poursuite. Les deux silhouettes filaient à travers les cuisines des trolls, sans se retourner. Les serviteurs s'écartaient sur leur passage, même les plus monstrueux. Gaurwelle grognait et claquait des mâchoires à tout va, renversant les plats et bousculant les créatures qui entravaient sa route. Morwan avait du mal à les rattraper, tant elles zigzaguaient avec agilité. Arrivées au bout des cavernes qui servaient de cuisines, elles s'engouffrèrent dans un tunnel obscur. Quand les mages y pénétrèrent à leur tour, ils se trouvèrent face à une série d'embranchements : une allée s'enfonçait dans les profondeurs, une autre s'élevait en pente douce et s'inclinait dans un virage au bout de quelques pas, deux autres bifurquaient aux opposées. Nulle trace des fugitives. Morwan se tourna vers Azufel.

— Par où ? Si on les perd dans ce labyrinthe...

— Du calme. Fies-toi à ton flair.

Morwan ferma les yeux et se concentra. L'écho d'une course lui parvint.

— Elles descendent, dit-il.

Il posa son empreinte sur la paroi et s'élança dans le tunnel le plus sombre.

Le Tombeau des Géants - 2 - La Cour des PoussièresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant