Chapitre cinq

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Je caresse Chenoa, sur mes genoux, de retour dans le salon, sur le fauteuil que je squatte habituellement. Maman et Eléonore sont rentrées, sans se douter que j'avais monté les escaliers. Je repense à la peur que j'ai eu en montant à l'étage, en entendant ce bruit, en entendant ces fracas. Je caresse la chatte en souriant. Cette petite imbécile, qui m'avait fait une peur bleue. Cette petite imbécile, qui était rentrée par la fenêtre ouverte, et qui avait dû faire tomber des pots de fleurs ou je ne sais trop quoi en tentant de s'extirper de la petite fente d'ouverture de la fenêtre. Pour le coup, elle m'avait vraiment surprise. Moi qui pensais que c'était quelque chose d'autre. Mais c'était moi, l'imbécile. Qu'est-ce que je voudrais qu'il se passe d'autre ? Un évènement banal, pour la vie banale d'une fille –aveugle certes- banale.

Maman et Eléonore s'activent dans la cuisine pour ranger les courses. J'entends les placards se fermer, se rouvrir parce qu'elles ont oubliées d'y ranger un autre quelque chose. Aucune d'elle n'est encore montée en haut, aucune d'elle n'a encore vue les dégâts que le chat a causés en rentrant.


Un cri. Mon prénom. La voix d'Eléonore. Je ne comprends pas très bien pourquoi j'apparais alors qu'elle est à l'étage, et qu'elle a dû voir ce qu'il s'était passé. Le chat était habitué à tout renverser, ce devrais être elle la première fautive, pas moi... Je tourne la tête, attendant que ma sœur arrive et qu'elle m'explique. Peut-être n'est-ce rien ? Peut-être est-ce un cri de joie ? Peut-être a-t-elle fait abstraction du désordre ? Il y a peu de chances pour que ça se passe comme ça, surtout avec Eléonore. Je l'entends dévaler les escaliers, puis se presser vers mon fauteuil, sur lequel je suis, encore, et toujours, comme d'habitude. Une habitude qui ne changera jamais.

- Pourquoi j'ai retrouvé l'un de tes papiers de braille, en haut, avec tous ces trucs brisés ? Et pourquoi d'ailleurs il y a pleins de trucs brisés ? Et pourquoi ton papier est comme déchiré, comme si tu voulais écrire un mot vite fait à quelqu'un, genre un message codé que personnes sauf des personnes comme toi peuvent lire !

Je retiens mon souffle. Les personnes comme... moi. Elle veut parler des aveugles. Elle a dit ça comme si j'étais un allien. Elle a parlé comme tous ces gens, dans ma classe, qui me prennent pour une personne différente. Elle se calme. Je sens son souffle se couper, elle aussi.

- Je... je... je suis désolée, Cassandre... Je... Je ne voulais pas dire ça... Tu le sais très bien... C'est sorti tout seul, je n'ai pas fait exprès...

- C'est pas grave. Je sais, t'as pas fait exprès, tu étais en colère.

En réalité, je n'en reviens toujours pas. C'était comme si elle m'avait lancé une bombe, en pleins cœur. Ma sœur. Ma meilleure amie, que j'avais toujours considérée comme la seule qui puisse me comprendre, qui puisse m'accepter, avait parlé de mon handicape comme quelque chose de péjoratif. Comme tous ces autres qui considèrent que je ne suis pas normale. Oui, je ne suis pas normale. Je suis aveugle. Ça veut dire que je vois que dalle, que du vide, le néant, comme un trou, béant, qui s'ouvre à moi, et dans lequel je ne tombe jamais. Oui. J'enchaîne. Je lui réponds, avant qu'elle n'insiste encore plus sur le fait qu'elle ne l'a pas fait exprès. C'est vrai, elle ne l'a pas fait exprès, mais si elle l'a sorti, c'est qu'elle l'avait, qui attendait, qui patientait, tout au fond de son âme. Et il attendait le moment propice pour sortir, pour tout lâcher. Pour me faire ressentir, une fois encore, que je ne suis pas comme elle.

- Je sais pas pourquoi y'a un papier qu'est là haut, tu sais que je n'y vais pas, et tout a l'heure j'ai entendu des trucs ce casser, ça doit être ça. Après, Chenoa est venue sur mes genoux, j'en ai déduit que c'est elle qui a essayée de passer par une fenêtre ou un truc du genre, ou qu'elle est montée sur un machin où y'avais tous ce qui s'est brisé, et les a fait tomber.

- Ah... Oui, c'est vrai, peut-être que tu as raison.

- Et pour le braille, peut-être qu'il était dans son pelage, ou coincé sous son coussinet, j'en sais rien moi...

Et je n'en savais vraiment rien. Qu'est-ce que pourrait foutre un papier en braille ? Je n'en avais aucun sur moi quand j'étais à l'étage. La main d'Eléonore pris alors la mienne pour y mettre quelque chose à l'intérieur : le fameux papier de braille.

Je m'en veux de lui avoir menti comme ça. D'ailleurs, je m'étonne moi-même, de lui avoir menti comme ça. Je ne suis pas une bonne menteuse. Alors soit elle l'a comprit, soit elle n'a rien vu... Ou alors peut-être qu'elle s'en veut trop pour ce qu'elle m'a dit pour y faire attention.


Je me tournais et me retournais dans mon grand lit. Seule. Eléonore ne s'était pas endormie avec moi, cette fois. S'en voulait-elle ? Ou peut-être qu'elle ne me croyait pas ? Ou encore peut-être avais-je été trop froide en lui répondant, et elle n'avait pas voulu s'en mêler plus... ? J'avais posé le papier de braille je ne sais plus trop où, peut-être était-il encore sur le canapé, ou encore dans mon jean. Peut-être même dans la poche de mon sweat ?

Je n'avais pas envie de dormir. J'avais peur. Je ne voulais pas rêver de nouveau de cette fille, car pour moi, il était certain que c'était une fille, ces ongles pointus, ensanglantés, cette peau crasseuse et couverte de tâches de sang, ce sourire jaunâtre... Ces yeux rouges... Ce cri... Puis mon cri. Il m'était impossible de fermer les yeux plus longtemps qu'un simple clignement. Je ne voulais pas savoir plus de choses, je ne voulais pas la voir plus, voir son visage, ses cheveux. Mais la fatigue me gagnais, peu à peu, je commençais à succomber à Morphée, et a tomber dans ses bras, sans même pouvoir me retenir.


Je rouvre les yeux. Je suis dans ma chambre. Les oiseaux chantent, je les entends derrière la fenêtre. J'entends aussi quelqu'un s'activer dans la cuisine. Maman ? Ou Eléonore ? Nan, ce devait-être Maman, Eléonore ne se levait jamais avant moi, elle ne déjeunait pas le matin, juste à la récréation de dix heures, avec ce que Maman lui donnais.

Je restais là, étendue dans mon lit, les yeux ouverts en voyant cependant toujours le néant, ce vide. Je n'avais pas rêvé ? Cette nuit, aucun rêve n'est venu plomber mon sommeil ? J'avais enfin dormi tranquillement ? Sans rêve cauchemardesque ? Etait-ce finis ? Je ne rêverais plus ? C'était la première nuit, depuis sept ans, que je ne revoyais plus cette pièce horrible, ou cette femme, ou encore cette lumière. Mais bizarrement, ça me manquait. Je voyais, quand je rêvais d'elle. Je voyais les couleurs, les formes, la lumière, je ne faisais pas que ressentir, je le voyais vraiment. Je n'avais jamais vu, avant ça. Et ça me manquerait. Les couleurs me manqueraient. La lumière, le rouge du sang, les ongles, la crasse... Certes, c'était bizarre, j'en suis consciente, mais ça me manquerait, de faire ces cauchemars, plus que tout.

Puis soudain, j'entends la porte de ma chambre grincer. S'ouvrir. Un compte à rebours murmuré.

- Happy birthday to you ! Happy birthday to you ! Happy birthday to you, Cassandre, happy birthday to you !

Quelqu'un saute sur mon lit et me couvre de bisous et de câlins. C'est Eléonore ! Je sens aussi les douces paumes de Maman se poser sur mes joues, elle sent la crème, et le chocolat. Elles s'activaient donc toutes les deux à la cuisine pour me préparer un fondant ? Oui, ça se sentait. La crème anglaise de Maman, et le fondant d'Eléonore. C'était le seul gâteau qu'elle ai réussie à préparer, et qu'elle veuille préparer. Et puis soudain... C'était mon anniversaire. J'ai dix-huit ans. Huit ans, jours pour jours, que je fais le même cauchemar, qui chaque nuit évolue un peu plus. Depuis le 8 avril.


Regard NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant